Images bouleversantes et insoutenables que celles de ces plages mauritaniennes où des secouristes alignent des sacs mortuaires contenant les cadavres de migrants sénégalais dont les pirogues ont échoué en pleine mer après de longues journées d’errance.
Une tragédie de plus qui vient s’empiler dans le long chapelet de naufrages de ces dernières semaines avec ces milliers de personnes qui ne verront jamais l’Espagne, les plus chanceuses étant secourues par les marines espagnole, mauritanienne et sénégalaise, ayant ainsi la vie sauve.
Ces derniers jours, en dehors de l’ampleur de ce phénomène migratoire, on est sidéré de constater qu’il se féminise de plus en plus avec même des femmes enceintes ou portant leurs nourrissons. Sur les plages mauritaniennes au sable fin et immaculé, certains des corps en attente d’être évacués pour être enterrés étaient visiblement ceux d’enfants si l’on se fie à la taille des sacs mortuaires. Des innocents qui ne comprendront jamais ce qui leur est arrivé.
On devine le calvaire de toutes ces personnes en haute mer avant qu’elles ne rendent l’âme. Et cela ne manque pas de rappeler celui des occupants du radeau de la Méduse. En juillet 1816, au large de la Mauritanie, un navire français « La Méduse » s’échoue et le peu de canots de sauvetage disponibles ne permet pas de prendre en charge tous les occupants du navire.
Environ 150 naufragés se retrouvèrent ainsi sur un radeau de fortune et vécurent une véritable descente aux enfers. Sans provisions, ils finissent par s’entretuer. Après 13 jours de dérive cauchemardesque, lorsque le radeau est enfin secouru, il ne reste plus que 15 survivants à bord.
La France entière fut bouleversée à l’époque par cette tragédie qui inspirera d’ailleurs au peintre Théodore Géricault son célèbre tableau « Le radeau de la Méduse ». Un naufrage, un seul, et c’est comme si la France était frappée au cœur et traumatisée. On n’a pas l’impression que le choc est de la même dimension chez nous alors que des drames similaires à ceux du radeau de « La Méduse » se multiplient et entrent même dans une certaine banalité.
En voyant ces milliers de personnes qui partent de Kafountine, Mbour, Gandiol, etc., pour affronter les incertitudes de l’océan Atlantique, les autres qui se perdent dans le désert et ceux qui ayant plus de moyens rêvent d’Amérique via l’Espagne puis le Maroc maintenant, le Salvador, le Nicaragua, Boubacar Sèye de l’ONG Horizons sans Frontières a bien raison de parler d’une « jeunesse qui déménage ». L’image est terrible et doit nous interpeller tous.
Entre le manque d’emplois, la pression sociale, le coût élevé de la vie, les difficultés du secteur de la pêche traditionnelle quasi sinistrée, la situation politique faite de grandes incertitudes, etc., il existe un cocktail détonnant avec la perte d’espoir et du rêve d’une vie meilleure. Cela ne saurait cependant justifier ce qui prend les allures d’un vrai suicide collectif avec des candidats à l’émigration sourds à tous les conseils. C’est d’ailleurs effarant de constater que, lors d’interviews de jeunes gens rapatriés après des tentatives ratées, beaucoup d’entre eux affirment avec beaucoup d’aplomb qu’à la première occasion ils repartiraient !
Il est vrai aussi que les fanfaronnades et les célébrations déplacées à travers les réseaux sociaux des rares personnes ayant réussi à passer à travers les mailles des filets n’arrangent pas les choses. Et pourtant, non seulement l’Europe est loin d’être l’eldorado rêvé mais encore ils risquent d’être rapatriés et vivre ainsi un véritable traumatisme psychologique de même que leurs familles.
Face à ce tableau sombre, il me semble que c’est un véritable défi qui est posé à tous les segments du pays compte tenu de la dimension économique, sociale et politique de ce phénomène. Avec au premier plan, une responsabilité des autorités sénégalaises qui ne donnent pas l’impression de traiter cette question de l’émigration irrégulière avec toute l’urgence nécessaire et comme une question prioritaire.
C’est comme si elles éprouvaient une gêne à l’aborder frontalement, ce qui mettrait en même temps en exergue l’échec évident de la politique censée répondre au besoin pressant d’emploi des jeunes, aussi bien en zone urbaine que rurale. Et cela malgré les nombreuses agences et projets avec une pluie de milliards dont l’utilisation et l’impact réel nécessiteront un audit pointu pour éviter de continuer à remplir un tonneau des Danaïdes.
Le drame de ces desperados de la mer est si poignant qu’il nous fait passer de l’ambition du «Sénégal Emergent» à la réalité cruelle d’un «Senegal Emergency» avec le retentissant appel au secours d’une génération qui n’accorde plus aucun crédit à sa propre vie faite de tous les manques, de toutes les frustrations et de toutes les galères. L’option du tout répressif est loin d’être la bonne réponse car on n’arrête pas ces grandes vagues de migrants avec ses bras.
Cela sonne comme un cruel désaveu pour un pouvoir qui a manqué l’essentiel consistant à entretenir chez les jeunes Sénégalais une petite flamme d’espoir, même pas de rêve, en l’avenir de leur pays. Le cauchemar mortifère qui se joue sous nos yeux est aussi un sérieux coup de semonce à tous les aspirants à la haute fonction présidentielle. Les discours de campagne et les offres politiques doivent se mettre à la hauteur du péril.
Se taire face à ce drame et opter pour l’indifférence équivaut à ne pas assumer une responsabilité historique. Et s’il y a des assises nationales qui s’imposent, après un scrutin présidentiel sincère et représentatif, c’est bien celles qui doivent porter sur cette massification de l’émigration irrégulière.
Personne n’est fier de l’image déplorable qu’offre notre pays au monde ces derniers mois avec cette atmosphère de sauve qui peut. Dans ce contexte, la quête effrénée de parrainages, les combats de lutte, les querelles de familles et de ménages entretenus dans les réseaux sociaux par de soi-disant influenceurs, etc. frisent l’indécence.
L’essentiel est ailleurs. C’est l’avenir du pays qui se joue car quand la jeunesse perd espoir, rien de durable ne pourra être bâti.
Cheikh Tidiane FALL
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