Dakar-Echo

Comment le clan Kabila a détourné 138 millions de dollars des caisses de l’État congolais

Comment le clan Kabila a détourné 138 millions de dollars des caisses de l’État congolais

Notre enquête révèle comment la famille de l’ancien président a siphonné 138 millions de dollars des caisses de l’État, avec la complicité de la banque BGFI RDC, à travers une société-écran installée dans un garage.

D’ordinaire, ce sont les voleurs qui attaquent les banques. En République démocratique du Congo (RDC), c’est une banque qui a aidé le clan du président Kabila à braquer l’État, par un hold-up hors du commun. Tandis que plus de 70% des Congolais survivent avec moins de 2 dollars par jour, Joseph Kabila et sa famille ont accumulé une fortune colossale au détriment de leurs concitoyens. C’est ce que révèlent Mediapart et ses partenaires du projet « Congo hold-up », grâce à la plus grande fuite de données jamais survenue en Afrique.

Joseph Kabila a dirigé d’une main de fer la République démocratique du Congo (RDC) pendant dix-huit ans. Propulsé en 2001 à la présidence à l’âge de 29 ans, à la suite de l’assassinat de son père Laurent-Désiré, le jeune homme s’est vite mué en autocrate, au fil d’un règne marqué par la répression, l’exécution et la torture de centaines d’opposants, et le trucage des élections. Il a fallu une intense pression de l’opposition et de la communauté internationale pour que Joseph Kabila accepte enfin de quitter le pouvoir après les élections de décembre 2018, deux ans après le terme de son mandat.

Retiré dans sa ferme de Kingakati, à 50 kilomètres de la capitale Kinshasa, où il a aménagé un vaste parc animalier, l’ancien président a laissé à son successeur, Félix Tshisekedi, un pays toujours ensanglanté par les conflits armés, et qu’il a échoué à sortir de la misère. Malgré ses immenses ressources minières, le Congo- Kinshasa, ancienne colonie belge et pays-continent de
100 millions d’habitants, est le 6 pays le plus pauvre du monde et 175 sur 189 au classement de l’indice de développement humain de l’ONU. La moitié de la population n’a pas accès à l’eau potable et 90 % n’a pas l’électricité.

De leur côté, Joseph Kabila et sa famille ont accumulé une indécente fortune, estimée à plusieurs centaines de millions de dollars par une enquête réalisée en 2016 par l’agence Bloomberg.

L’argent des Kabila vient, en partie, de la corruption et du détournement de fonds publics. C’est ce que révèle à partir d’aujourd’hui le premier volet de notre enquête « Congo hold-up », qui s’appuie sur 3,5 millions de documents confidentiels issus de la banque BGFI, obtenus par Mediapart et l’ONG Plateforme pour la protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF). Ces données ont été analysées pendant six mois par dix-neuf médias internationaux et cinq ONG, coordonnés par le réseau European Investigative Collaborations (EIC).

Comme nous le détaillerons dans les prochains jours, les documents «Congo hold-up» montrent que l’ancien président Kabila, sa famille et ses proches ont reçu, avec la complicité de la BGFI, au moins 138 millions de dollars issus des caisses de l’État entre 2013 et 2018. C’est l’équivalent de 250000 ans de salaire moyen en RDC.

À cela s’ajoutent 33 millions de dollars déposés en liquide et 72 millions d’origine inconnue qui ont transité par le compte de la BGFI à la Banque centrale du Congo. Soit un total de 243 millions d’argent public et de fonds suspects encaissés par l’entourage proche de Joseph Kabila.

Comment fait-on pour détourner autant d’argent ? Il suffit de contrôler un établissement bancaire.

Cette banque, c’est la BGFI. La banque du président. Ou plutôt des présidents.

Basé au Gabon, le groupe BGFI, déjà cité dans plusieurs affaires de corruption, est très lié à la famille des présidents Omar puis Ali Bongo, qui en est actionnaire, mais aussi à l’autocrate du Congo- Brazzaville, Denis Sassou Nguesso

Opérations acrobatiques, faux libellés, transactions antidatées : la filiale du groupe BGFI en RDC a fait preuve d’une incroyable ingéniosité financière pour aider le clan Kabila à s’enrichir, puis à couvrir les fraudes lorsque de premiers scandales ont éclaté à partir de 2016. Dans un entretien aux médias partenaires de « Congo hold-up », le patron de l’Inspection générale des finances, Jules Alingete, qui a enquêté sur plusieurs affaires impliquant la BGFI RDC, la qualifie de « banque mafieuse ».

Lorsque la BGFI a ouvert une filiale en RDC en 2010, elle s’est tout naturellement alliée au président Kabila. Sa sœur Gloria Mteyu, styliste de mode et organisatrice de la Kinshasa Fashion Week, a reçu gratuitement 40% du capital de la banque. En 2012, Francis Selemani, frère adoptif du président, est devenu directeur général de BGFI RDC.

Un an plus tard, Francis Selemani et Gloria Mteyu ont racheté une société boîte aux lettres installée dans un ancien garage de Kinshasa : Sud Oil.

Ils contrôlaient donc à la fois la société-écran et la banque, où la fine fleur des institutions et entreprises publiques congolaises a ouvert des comptes. C’est ainsi que le frère de Joseph Kabila a pu se livrer à un véritable pillage des caisses de l’État.

Les documents « Congo hold-up » montrent que Sud Oil et ses sociétés satellites ont encaissé, à elles seules, plus de 150 millions de dollars, dont 28 millions de cash et 92 millions d’argent public sur leurs comptes à la BGFI.

Pour y parvenir, il a fallu l’aide d’une autre banque, et pas n’importe laquelle : la Banque centrale du Congo (BCC). En avril 2013, quelques mois avant le début de l’opération Sud Oil, Joseph Kabila y a installé comme gouverneur l’économiste Deogratias
 Mutombo. Sous sa direction, la BCC va devenir la principale pourvoyeuse de fonds de la famille présidentielle.

Sud Oil a également servi de véhicule à la corruption du régime : elle a reçu plus de 10 millions de dollars de pots-de-vin d’entreprises étrangères, comme nous le révélerons lors des prochains volets de notre enquête.

Sa principale activité semblait être le détournement de fonds publics. Sud Oil a prélevé une sorte de « taxe Kabila » auprès de plusieurs institutions et entreprises publiques congolaises, dont la Banque centrale (50 millions de dollars), l’entreprise minière nationale Gecamines (20 millions), le Fonds national d’entretien routier, la Société nationale des transports et des ports, l’Assemblée nationale, la Commission nationale électorale indépendante. Sud Oil a même encaissé l’argent de l’ONU destiné à payer les Casques bleus congolais déployés en Centrafrique.

Pendant toutes ces années, le clan Kabila semblait considérer l’État comme un distributeur de billets. La majorité de l’argent touché par Sud Oil a été retirée en liquide, à hauteur de 80 millions de dollars, alors que la loi congolaise interdit tout retrait d’espèces supérieur à 10 000 dollars.

Les documents « Congo hold-up » montrent que Francis Selemani, frère de Joseph Kabila et patron de la BGFI, a personnellement reçu au moins 12 millions de dollars de Sud Oil, utilisés notamment pour acheter des biens immobiliers en Afrique du Sud et aux États- Unis.

Les fonds détournés semblent également avoir profité au duo d’hommes d’affaires Alain Wan et Marc Piedbœuf, très proches de Joseph Kabila et qui contrôlent un empire économique en RDC.

Le 25 mai 2016, Marc Piedbœuf a retiré 640 000 dollars en liquide sur le compte de Sud Oil à la BGFI, grâce à un chèque émis par la société en sa faveur. Le 26 juin 2016, André Wan, fils d’Alain, a retiré 1,1 million de dollars en cash de la même manière.

Alain Wan et Marc Piedbœuf ont refusé de nous répondre, estimant que nos informations sont « pour la plupart mensongères » et notre démarche motivée par l’« intention manifeste de nuire ». Le 3 novembre, avant même la publication de cet article, leur avocat a déposé plainte pour« dénonciation calomnieuse »contre plusieurs collaborateurs de Mediapart et de nos partenaires De Standaard et PPLAAF, auprès d’un procureur général de Kinshasa, lui demandant de «diligenter une commission rogatoire auprès des juridictions belge et française vu qu’il y a péril en la demeure ».

Nous nous sommes heurtés, à la fin de notre enquête, à un mur du silence. Joseph Kabila, Francis Selemani, Gloria Mteyu, la BGFI et la Banque centrale du Congo n’ont pas répondu à nos questions, tout comme la majorité des protagonistes de cette affaire (lire notre Boîte noire).

La saga Sud Oil commence en 2011, avec sa création par Pascal Kinduelo, influent homme d’affaires très proche de Joseph Kabila, qui préside le conseil d’administration de la BGFI RDC. Cette société de distribution pétrolière, dotée d’un compte à la BGFI, devient inactive dès 2012, après avoir revendu ses stations-service.

À l’été 2013, Kinduelo transfère 80 % du capital de Sud Oil à Aneth Lutale, épouse de Francis Selemani, frère de Joseph Kabila et directeur général de la BGFI RDC ; et 20 % des parts à Gloria Mteyu, sœur du président de la République et actionnaire à 40 % de la banque. La collusion avec la BGFI est totale. Le conflit d’intérêts aussi.

Les documents « Congo hold-up » montrent que c’est Selemani qui contrôlait effectivement Sud Oil, via son fidèle et discret collaborateur tanzanien David Ezekiel, bombardé gérant de la société. Il va retirer, à lui tout seul, près de 53 millions de dollars en liquide des comptes de la Sud Oil entre 2013 et 2018.

Nos documents montrent qu’il a, en parallèle, retiré 250 000 dollars d’une autre société appartenant personnellement au président Joseph Kabila. Interrogé, David Ezekiel n’a pas donné suite.

À l’automne 2013, Sud Oil lance sa première opération : l’achat de l’ancien immeuble d’ATC, un concessionnaire automobile appartenant à Philippe de Moerloose, riche homme d’affaires belge proche de Joseph Kabila, qui l’avait acheté deux ans plus tôt à son propre groupe. L’ensemble immobilier est situé au 43 avenue Tombalbaye à Gombe, quartier le plus chic de Kinshasa.

Plusieurs courriels montrent que Francis Selemani semble négocier la vente avec Philippe de Moerloose pour le compte de Sud Oil, alors qu’il n’a officiellement aucune fonction dans la société. « Cher Francis […], sois sûr que nous allons conclure ce deal et que je n’ai aucun problème, parce que je te fais confiance. C’est le plus important », lui écrit l’homme d’affaires belge le 14 octobre 2013.

Moerloose réclame 12 millions de dollars, à payer sur son compte suisse à la banque UBS de Genève : 5 millions tout de suite et le solde échelonné sur un an. Sud Oil n’a pourtant, à ce moment-là, qu’un peu plus de 100 000 dollars sur son compte. Mais pour Francis Selemani, frère du président de la République, ce n’est pas un problème.

Le 25 novembre 2013, jour de la vente, la Banque centrale du Congo vire 5,5 millions de dollars sur le compte de Sud Oil à la BGFI. Les 7 millions restants sont financés par une garantie bancaire octroyée par la filiale française de la BGFI, sous forme de douze traites mensuelles que Sud Oil doit rembourser. La société a scrupuleusement honoré ses engagements, grâce à de mystérieux dépôts d’argent liquide effectués avant chaque échéance.

Philippe de Moerloose nous a répondu que ses « échanges avec M. Selemani concernaient » uniquement la « garantie de paiement » octroyée par la BGFI « et non pas la transaction immobilière ». Il ajoute avoir « à l’époque exigé une copie du registre des actionnaires » de Sud Oil, et que le document qui lui a été présenté « ne renseignait aucun membre de la famille Kabila ».

Début 2014, Sud Oil déménage son siège social dans l’ancien garage racheté à Moerloose. Selon plusieurs témoins, la société n’avait aucun salarié sur place, pas même un bureau pour son gérant David Ezekiel, l’homme de main de Selemani. « Il venait de temps en temps, mais pour régler les affaires et les problèmes liés à l’immeuble », indique l’un de nos témoins.

Officiellement, Sud Oil est toujours une société pétrolière, mais nous n’avons pas trouvé de trace de son activité dans ce domaine. L’entreprise n’est pas enregistrée comme contribuable auprès du ministère des finances et ne paye donc aucun impôt.

Bref, Sud Oil est une société fantôme. Une machine à cash au service de la famille Kabila.

L’une des rares activités économiques de Sud Oil semble avoir été menée… avec la BGFI. En avril 2014, elle loue une partie du garage qui lui sert de siège social à la banque, pour y entreposer ses archives. Sud Oil et l’une de ses sociétés satellites vont par la suite louer trois autres biens immobiliers à la BGFI et encaisser au total 784000 dollars de loyers.

La BGFI a aussi versé à Sud Oil 934 000 dollars pour acheter des voitures de fonction, dont 145 000 dollars pour celles du directeur général Francis Selemani et du président du conseil Pascal Kinduelo – somme énorme pour seulement deux véhicules. Or, nous n’avons trouvé que 276.000 dollars de paiements libellés comme des achats de voitures dans les relevés bancaires de Sud Oil.

En cette année 2014, la grande affaire de Francis Selemani est Kwanza Capital, une nouvelle société détenue à 80 % par Pascal Kinduelo et à 20 % par Sud Oil. Mais elle est en réalité contrôlée par le patron de la BGFI. Avec à la clé un nouveau conflit d’intérêts, puisque Kwanza est une société concurrente de la banque.

Comme l’a déjà révélé dans un rapport l’ONG The Sentry, partenaire du projet « Congo hold-up », Kwanza Capital était la banque d’investissement secrète de la famille Kabila. Elle a obtenu de la Banque centrale le statut d’« institution financière spécialisée », jusqu’ici réservé à une poignée d’institutions publiques.

Sud Oil a financé Kwanza à hauteur de 23 millions de dollars, en grande partie grâce à de l’argent public détourné. La première opération sur le compte de Kwanza à la BGFI, le 27 août 2014, est un virement de 5 millions de Sud Oil, financé grâce à un transfert du même montant effectué le même jour par… la Banque centrale du Congo.

Kwanza a ainsi pu se lancer dans les prêts d’argent, auprès de sociétés d’État ou contrôlées par des proches du président Kabila.

Kwanza a prêté 24 millions de dollars à la SCTP, entreprise publique chargée des ports et du transport fluvial, pour un profit de 1,3 million. Le second prêt a été octroyé à MW Afritec, une entreprise de BTP contrôlée par le duo d’hommes d’affaires Alain Wan et Marc Piedbœuf, pour un profit de 381.000 dollars.

Kwanza semble aussi avoir servi de blanchisseuse. Le 19 novembre 2014, Sud Oil reçoit 3 millions de dollars de la société Égal, gérée notamment par Wan et Piedbœuf, qui les a obtenus de la Banque centrale. Le même jour, Sud Oil transfère les fonds sur le compte de Kwanza, où l’argent est retiré en liquide.

Kwanza a aussi tenté, finalement sans succès, de racheter deux banques congolaises : la BIAC et la BCDC, cette dernière étant contrôlée à l’époque par le célèbre milliardaire belge George Forrest, très actif en RDC.

Le projet était pour le moins sulfureux : permettre à la famille du président Kabila de posséder une banque, en plus de la gestion de fait qu’elle exerçait déjà sur la BGFI RDC, aurait représenté un risque élevé de fraude et de blanchiment.

Malgré cela, Kwanza Capital a reçu le soutien, dans sa tentative de rachat de la BCDC, du prestigieux cabinet d’avocats d’affaires parisien Orrick Rambaud Martel, dirigé à l’époque par l’avocat franco-togolais Pascal Agboyibor, très introduit en RDC.

Comme l’a révélé l’ONG The Sentry, Agboyibor a directement participé aux négociations au sujet de la BCDC pour le compte de la famille Kabila. Et Kwanza a, selon les documents «Congo hold-up», versé 698.469 dollars d’honoraires à Orrick Rambaud Martel. Interrogés, le cabinet et Pascal Agboyibor n’ont pas répondu.

À la suite de ces échecs, Francis Selemani a aussi tenté de lancer une vraie banque. La société, baptisée Alliance Bank et détenue à 80 % par Kwanza, n’a jamais pu démarrer. Elle avait besoin de banques dites « correspondantes », qui effectuent pour son compte les opérations en dollars. Mais aucun établissement étranger n’a accepté de jouer ce rôle pour la banque de la famille Kabila.

L’histoire de Sud Oil a basculé en 2015, en même temps que celle du pays. La fin du second mandat de Joseph Kabila approche et la Constitution lui interdit d’en briguer un troisième. Le président doit partir après les élections prévues en décembre 2016.

Mais en janvier 2015, il fait examiner par le Parlement un projet de loi visant à repousser le scrutin. L’initiative, interprétée comme la volonté de Kabila de se maintenir illégalement au pouvoir, provoque des manifestations, réprimées dans le sang par le régime, avec plus de 40 morts le premier jour, rien qu’à Kinshasa. La crise dure plus d’un an, jusqu’à la signature d’un accord politique en décembre 2016 sur les élections – que Kabila a réussi à repousser jusqu’en décembre 2018.

C’est pendant ces deux années de crise politique, en 2015 et 2016, que Sud Oil a reçu le plus d’argent public : 66 millions de dollars, plus de 70% des sommes qu’elle a détournées des caisses de l’État. Le clan Kabila semble avoir voulu s’enrichir au plus vite, de peur que le président ne soit obligé de quitter le pouvoir fin 2016, comme le prévoyait la Constitution.

Pour remplir les caisses de Sud Oil, Francis Selemani, patron de la BGFI, a fait appel à toute l’ingéniosité de ses banquiers. À tel point qu’il est parfois difficile de savoir si les institutions publiques qui ont financé la société étaient consentantes.

Prenons le cas de la Commission nationale électorale indépendante (Ceni), organisme chargé d’organiser les élections. En 2016, elle emprunte 25 millions à la BGFI, ce qui génère 1 million de frais.

Sauf que ces frais sont prélevés deux fois par la banque le 13 mai 2016. Le second débit de 1 million de dollars, libellé « commissions de notification », est viré sur le compte de Sud Oil et retiré en cash deux jours plus tard par l’homme de main de Selemani, David Ezekiel.

Par la suite, lors d’un audit interne, un cadre de la banque a produit, pour justifier ce paiement, une facture indiquant que Sud Oil aurait vendu 751.852 litres de gasoil à la Ceni. Ce qui est étonnant, puisque le libellé de la transaction était différent et que nous n’avons pas pu trouver trace d’une activité de Sud Oil dans le pétrole.

En juillet 2016, la Ceni a viré 299.998 dollars supplémentaires à Sud Oil, en quatre versements, dont les libellés indiquent qu’il s’agissait d’achats de carburant pour avion.

La Ceni ne nous a pas répondu. Son ancien président à l’époque des faits, Corneille Nangaa, a refusé de répondre, tandis que l’ancien vice-président, Norbert Basengezi Katintima, indique n’avoir « jamais entendu parler de ce dossier ni de la société » Sud Oil.

On retrouve une combine similaire avec l’Assemblée nationale. Le 30 septembre 2016, la BGFI lui prélève des « pénalités de retard » pour 367 millions de francs congolais (375.000 dollars). L’argent est viré à Sud Oil et retiré en liquide le jour même. Interrogée, l’Assemblée nationale indique qu’elle n’a donné à la BGFI « aucun ordre de virement […] au profit de cette société ».

On retrouve le même scénario à la Société congolaise des transports et des ports (SCTP). Le 19 décembre 2015, cette entreprise publique vire 1,16 million de dollars sur un compte interne de la BGFI, avec pour libellés « remboursement impayé » et « commission de notification », ce qui suggère le paiement de frais bancaires. L’argent est en réalité viré à Sud Oil et retiré en liquide. Interrogée, la SCTP n’a pas répondu.

L’un des exemples les plus choquants concerne l’argent des routes, dont la RDC manque cruellement. Ce pays grand comme l’Europe de l’Ouest ne compte que 3000 kilomètres de routes bitumées, 130 fois moins qu’en France. En avril dernier, la directrice du Fonds national d’entretien routier de la RDC (Foner) a estimé avoir besoin de 145 milliards de dollars pour agrandir et rénover le réseau.

Alors que le Foner crie misère, il a effectué depuis ses comptes à la BGFI 21 virements à Sud Oil et à sa filiale Kwanza entre avril 2015 et mars 2016, pour un total de 10,1 millions de dollars. Le plus gros, d’un montant de 3,1 millions, a été reçu par Kwanza le 23 janvier 2015, avec pour seul libellé « OAR/opérations », le nom d’un compte interne de la BGFI. Le 26 janvier, Kwanza vire les fonds à Sud Oil, qui les retire en cash dix jours plus tard.

Interrogé, le Foner n’a pas répondu, tout comme son directeur général à l’époque des faits, Fulgence Bamaros, qui purge actuellement une peine de trois ans de prison pour une autre affaire de détournement de fonds publics.

Le clan Kabila a même réussi à s’approprier l’argent destiné à payer les 925 Casques bleus congolais opérant dans le cadre de la Minusca, la mission de maintien de la paix des Nations unies en Centrafrique.

En janvier 2016, l’ONU décide de mettre fin à la participation de ce contingent, après des affaires de viols. En décembre 2015 puis en mars 2016, l’ONU effectue deux versements d’un total de 7,3 millions de dollars à la RDC, correspondant au dernier remboursement des frais engagés pour sa participation à la Minusca. L’argent est versé à la Mission permanente de la RDC auprès de l’ONU, sur son compte à la Citibank de New York.

Interrogée, la Mission permanente nous a indiqué que l’ambassadeur de RDC auprès de l’ONU a alors reçu « de la capitale » l’ordre de payer « les arriérés de loyer » de la Mission, puis de transférer le solde, soit 6,8 millions de dollars, à « la Banque centrale du Congo (BCC) via la BGFI Bank RDC ».

L’ambassadeur s’exécute. Le virement effectué par la Citibank, que notre partenaire The Sentry s’est procuré, indique en effet que l’argent doit être versé sur le compte de la BCC ouvert à la BGFI. La Mission permanente précise avoir envoyé « un message officiel […] à la Banque centrale » pour la prévenir.

La BGFI a reçu les fonds le 16 mai 2016 mais les a crédités sur le compte… de Sud Oil.

La Banque centrale vient de se faire dépouiller de 6,8 millions par la société de Francis Selemani mais ne lui en tient aucunement rigueur. Le même jour, la BCC verse 7,5 millions de dollars à la société. Soit 14,3 millions d’argent public encaissés dans la même journée.

L’entreprise minière publique Gecamines, la machine à cash de la RDC, a elle aussi été mise à contribution, avec 20 millions de dollars versés à Sud Oil. Joseph Kabila est très proche du président du conseil de la Gecamines, le très influent homme d’affaires Albert Yuma, par ailleurs patron des patrons congolais et administrateur de la Banque centrale jusqu’en juillet dernier.

Le 13 juin 2016, la Gecamines effectue, depuis son compte à la BGFI, un virement de 2 millions de dollars intitulé « solde avance sur fiscalité », c’est-à-dire le paiement d’un impôt à l’État. Mais l’argent atterrit sur le compte de Sud Oil, avec un libellé différent : « solde retrait 10 millions ».

Le 31 juillet, la Gecamines vire, cette fois, la bagatelle de 15 millions de dollars à Sud Oil. Le libellé, « paiement alimentation de notre compte », suggère que l’entreprise publique et Sud Oil ne font qu’un. Comme un symbole de la kleptocratie instituée par le président Kabila.

Une dernière opération est pour le moins surprenante. Le 10 mars 2016, le directeur général de la Gecamines envoie une « instruction de paiement » à la BGFI afin de transférer 3 millions de dollars à Kwanza Capital, filiale de Sud Oil. Il ne donne aucun motif mais insiste sur « l’urgence » de l’opération. La BGFI ne respecte pas totalement l’instruction, puisqu’elle vire 2,4 millions à Kwanza et 0,6 million à Sud Oil.

Interrogés, la Gecamines et Albert Yuma n’ont pas répondu.

Mais le plus gros contributeur de la société-écran contrôlée par le frère et la sœur du chef de l’État est, de loin, la Banque centrale du Congo (BCC), dirigée jusqu’en juillet dernier par Deogratias Mutombo.

Les documents « Congo hold-up » montrent que la BCC a versé, via la BGFI, 50 millions de dollars à Sud Oil, dont 30 millions d’un coup le 29 septembre 2016, via un virement intitulé « nivellement ». Le libellé semble inexact, puisqu’un nivellement désigne d’ordinaire un versement entre deux comptes appartenant à un même client de la banque.

Interrogés, la Banque centrale et Deogratias Mutombo n’ont pas répondu.

Tout aurait pu continuer longtemps sans l’intervention d’un banquier de la BGFI RDC devenu lanceur d’alerte : Jean-Jacques Lumumba. Grâce aux documents internes qu’il a récupérés, le journal belge Le Soir révèle, en octobre 2016, une première série d’irrégularités, dont l’argent détourné des comptes de la Ceni, la commission électorale.

L’année suivante, les auditeurs du cabinet PWC, la direction du groupe BGFI au Gabon et la Banque centrale produisent des audits accablants sur la gestion de la BGFI RDC. « La somme des faiblesses décrites soumet la banque à une exposition très élevée des risques opérationnels, de contentieux, de blanchiment des capitaux et de réputation », conclut celui de la BCC.

Le 17 octobre 2017, l’ONG The Sentry publie un rapport démontrant les liens de la BGFI RDC avec le groupe Congo Futur, dirigé par un homme d’affaires libanais sous sanctions américaines pour cause de financement du parti et milice chiite Hezbollah.

Le patron de la BGFI RDC panique. Pour éviter d’être lui aussi placé sous sanctions aux États-Unis, Francis Selemani embauche un avocat américain, Erich Ferrari, qui assiste outre-Atlantique plusieurs dignitaires du régime congolais, dont le président Joseph Kabila.

M Ferrari doit superviser un audit du cabinet KPMG destiné à blanchir la banque et son patron. Sauf que les auditeurs veulent enquêter sur trois sociétés contrôlées par Selemani, dont Sud Oil et sa filiale Kwanza Capital.

Pour Selemani, pas question de prendre un tel risque. Avec l’accord de son client, Me Ferrari parvient à convaincre KMPG de retirer ces sociétés du périmètre de son audit, en lui disant qu’il a déjà commencé à enquêter lui-même. Interrogé, l’avocat indique ne jamais avoir fait une telle démarche « de façon unilatérale », sans « l’accord de [son] client ».

La pression ne cesse de monter. Francis Selemani possède, avec son épouse, une société nommée Ascend Trust. Elle a reçu 7,4 millions de dollars de Sud Oil, dont il reste un reliquat de 3,4 millions. Il veut sortir cet argent de la banque.

En décembre 2017, Ascend vire l’argent à une autre société-écran, Horizon Congo, contrôlée par David Ezekiel, homme de confiance de Selemani et gérant de Sud Oil. Ezekiel et un autre homme de paille qu’il a recruté se chargent de retirer progressivement les fonds en liquide.

L’opération est repérée par le service d’audit interne de la BGFI, dont le rapport d’enquête est accablant : le compte d’Horizon Congo a été ouvert en violation des procédures et l’homme de paille d’Ezekiel a pu effectuer certains retraits alors qu’il n’a pas l’autorisation d’accéder au compte.

Le chef de l’audit interne, Yvon Douhore, découvre que David Ezekiel a deux signatures différentes : l’une pour Sud Oil et l’autre pour Horizon Congo. « Qu’est-ce qui peut amener une même personne à avoir différentes signatures ? Vraiment… », écrit-il à une collègue. « C’est juste inimaginable », répond- elle.

Les ennuis continuent. En avril 2018, les auditeurs de PWC s’intéressent à certaines transactions sur le compte de la Gecamines, dont l’« avance fiscale » de 2 millions de dollars qui avait été détournée au profit de Sud Oil en 2016.

Face à cette menace, la société contrôlée par Selemani se résout à rembourser l’argent. Moreau Kaghoma, directeur des opérations de BGFI RDC, se charge du nettoyage. Le 13 avril 2018, il ordonne à un informaticien de la banque de passer deux opérations antidatées. Cela nécessite de modifier directement la base de données, en court-circuitant le logiciel de gestion bancaire.

Sud Oil rembourse les 2 millions à la Gecamines, qui verse l’argent à la Banque centrale. Bien qu’effectuées en 2018, ces deux opérations sont datées du 13 juin 2016, le jour du détournement. Résultat : en lisant les relevés de compte, les auditeurs penseront que le paiement de Gecamines à Sud Oil était une simple erreur d’aiguillage, corrigée le jour même.

Contacté, Moreau Kaghoma a refusé de nous répondre sur les faits, nous renvoyant vers la BGFI.

Une semaine plus tard, le 22 avril 2018, Jeune Afrique lâche une bombe, révélant, grâce aux « Lumumba Papers », le paiement de 7,5 millions de dollars effectué par la Banque centrale à Sud Oil en mai 2016. C’est la première fois que l’existence de la société est dévoilée ainsi que les noms de ses propriétaires : la sœur du président Kabila Gloria Mteyu et l’épouse de son frère Francis Selemani, patron de la BGFI RDC.

Au Gabon, l’information inquiète le grand patron du groupe BGFI, Henri-Claude Oyima, qui se fend le lendemain d’un courriel à Selemani et à son adjoint : « Je vous prie de me confirmer si cette information est avérée et de quoi s’agit-il ? »

Cette fois, Selemani joue son poste. Deux jours plus tard, le directeur des opérations, Moreau Kaghoma, se charge à nouveau du nettoyage en passant de nouvelles opérations antidatées directement dans la base de données.

La combine est encore plus sophistiquée : Sud Oil n’a même pas besoin de rembourser !

L’objectif est de faire croire que Sud Oil a acheté 7,5 millions de dollars à la Banque Centrale en 2016. Moreau Kaghoma effectue donc un virement du même montant en francs congolais (7 milliards) de Sud Oil vers le compte de la BGFI à la Banque Centrale.

Reste à compenser ce paiement, pour que cela ne coûte rien à Sud Oil. Kaghoma effectue, depuis le même compte de la BGFI à la Banque Centrale, cinq virements à Sud Oil, pour le même total de 7 milliards de francs congolais, libellés « Cobil RDC », le nom d’une société publique de distribution de pétrole. On ignore si Cobil a réellement versé cet argent ou s’il s’agit d’un simple jeu d’écritures.

Ces nouvelles transactions sont antidatées et apparaissent donc, lorsqu’on consulte les relevés bancaires, avoir été réalisées en mai 2016, en même temps que le paiement initial de la Banque centrale à Sud Oil.

Le lendemain, 26 avril 2018, Moreau Kaghoma envoie à Selemani l’explication à servir au grand patron du groupe, Henri Claude Oyima : il s’agissait d’une « opération d’adjudication (vente de devises) organisée […] par la Banque centrale du Congo », à travers laquelle Sud Oil a acheté des dollars.

La combine fonctionne : ce détournement de fonds ne sera pas mentionné dans les audits internes diligentés par la suite. Mais cela ne suffit pas à sauver Selemani.

Le 2 mai 2018, Henri-Claude Oyima s’envole pour Kinshasa afin d’assister à un conseil d’administration de la BGFI RDC. Il y annonce le départ du directeur général. Officiellement, Selemani est « promu », à un poste non précisé, au siège du groupe à Libreville.

Ses cadres dirigeants, impliqués dans certaines transactions douteuses, restent en place, dont son adjoint Abdel Kader Diop, promu directeur général. Ils vont s’efforcer de couvrir la fraude. Et faciliter l’exfiltration des dizaines de fonds publics détournés qui sont encore sur les comptes des sociétés du réseau Sud Oil, contrôlées par leur ancien patron.

C’est le début de l’opération sauve-qui-peut. À la suite du départ de Selemani, les hommes de main du clan Kabila sont parvenus à retirer, en seulement quelques mois, 30 millions de dollars en liquide des comptes de Sud Oil et de ses satellites, alors même que ces comptes sont bloqués en raison des enquêtes internes.

Dès le 26 avril 2018, la BGFI RDC a en effet lancé un « audit des parties liées de la banque », manière pudique de qualifier les individus et sociétés de la famille Kabila qui y ont des comptes, au premier rang desquelles Sud Oil. L’enquête est dirigée par le directeur de l’audit interne, Yvon Douhore.

Dès le 11 mai 2018, le gérant de Kwanza Capital, filiale de Sud Oil, ordonne à la BGFI de virer l’intégralité des fonds d’un des comptes de la société à « divers bénéficiaires », puis de fermer le compte.

De son côté, le gérant de Sud Oil, David Ezekiel, commence à retirer du liquide. Le chef de l’audit interne découvre alors, ahuri, qu’Ezekiel ne se rend pas à la banque lui-même pour effectuer les retraits sur le compte de Sud Oil. Le cash est directement prélevé par le directeur des opérations, Moreau Kaghoma, et les signatures régularisées seulement a posteriori. « Prière d’instruire le client qu’il se présente lui-même au niveau des caisses (caisses gros paiements) pour effectuer ses opérations de retraits », ordonne Yvon Douhore. Il demande une « surveillance renforcée » sur le compte de Sud Oil.

Le 5 juin, le directeur de l’audit interne envoie son rapport préliminaire au nouveau patron de la banque, Abdel Kader Diop. Il est accablant. Plusieurs comptes des sociétés liées à la famille Kabila ont été ouverts au mépris des règles, sans exiger les documents nécessaires. Il y a aussi un « risque de non-conformité significatif » au sujet de mouvements suspects sur les comptes de Sud Oil et ses sociétés satellites, dont la « justification […] reste perfectible ».

Abdel Kader Diop fait le mort. « Aucune réaction de la part de la direction générale (DG et DGA) […]. Pourtant, il y a des éléments assez graves » dans l’audit, se plaint Yvon Douhore dans un courriel.

L’auditeur en chef comprend que la direction générale fait tout pour entraver son enquête. L’accès aux relevés bancaires de Sud Oil lui est refusé. Ses demandes de documents au directeur des opérations traînent ou restent sans réponse. Yvon Douhore s’en plaint à son chef Arnaud Nguimbi, directeur de l’audit interne du groupe BGFI au Gabon : « Excuse-moi, mais je pense que le directeur des opérations se fout de nous là. »

Le 22 juin 2018, Yvon Douhore lance l’alerte auprès d’Huguette Oyini, numéro 2 du groupe à Libreville. Il explique que le directeur des opérations ne lui répond pas et « ne vient pas au bureau depuis une semaine pour des “raisons de santé” ». Pire encore, le directeur général de BGFI RDC, Abdel Kader Diop, lui a fait « des menaces voilées ». La veille, il « a passé son temps à dénigrer les travaux des organes de contrôles » lors d’une réunion.

Le chef de l’audit interne de la BGFI RDC sait qu’il marche sur des œufs. Deux jours plus tôt, il avait envoyé à son chef Arnaud Nguimbi la « liste des clients dits sensibles », que le directeur de l’audit du groupe lui avait « demandée ». Sans plus d’explication. Dans la liste, il y a Sud Oil et quatre de ses sociétés satellites.

Cela signifie-t-il qu’il ne fallait pas enquêter trop en profondeur sur les sociétés-écrans contrôlées par le frère et la sœur du président de la République ? Douhore et Nguimbi ne nous ont pas répondu.

Que ce soit à cause de l’obstruction au travail des auditeurs ou de la « sensibilité » du dossier, le rapport final sur les « parties liées », envoyé à la direction du groupe BGFI à Libreville en juillet 2018, préserve parfaitement les intérêts de Francis Selemani et de la famille Kabila.

L’audit est accablant pour la BGFI RDC, dont le niveau de conformité est jugé tout simplement « inacceptable ». Le document pointe plusieurs opérations potentiellement irrégulières, mais sans les qualifier. Le rapport n’a identifié ou retenu aucune des opérations qui ont permis à Sud Oil de s’approprier 92 millions d’euros d’argent public.

Malgré les irrégularités, aucune sanction n’est prise par le groupe BGFI contre les dirigeants de sa filiale congolaise. Aucun signalement n’est fait à la justice. Bref, la BGFI semble avoir couvert les fraudes présumées. Interrogé à ce sujet, le PDG du groupe, Henri-Claude Oyima, n’a pas répondu.

Le laxisme est tel que malgré ce rapport d’audit, l’opération d’exfiltration des fonds du clan Kabila continue comme si de rien n’était. Alors même que ces retraits massifs mettent en péril la trésorerie de la banque.

Le 11 juillet, le gérant de Sud Oil, David Ezekiel, envoie au directeur général de la banque Abdel Kader Diop, dans la foulée de leur « échange de ce jour », un « préavis de retrait » de 15 millions de dollars en liquide sur les comptes de la société, qu’il compte effectuer en quatre fois dans la semaine à venir.

Dès le lendemain, Ezekiel retire 4 millions de dollars en cash, alors que le compte est en « blocage direction générale ». Le directeur des opérations, Moreau Kaghoma, a levé le blocage. Idem le 13 juillet pour 5 millions supplémentaires, soit 9 millions retirés en liquide en deux jours.

Le 16 juillet, le directeur de l’audit interne de la BGFI RDC informe son supérieur au Gabon que Sud Oil et Kwanza « sont dans un processus de retrait de leurs avoirs ». Le sujet est discuté le jour même au comité de trésorerie de la banque, où Kaghoma est critiqué pour avoir autorisé les retraits. Le directeur général, Abdel Kader Diop, lui ordonne dans la foulée de ne pas recommencer.

Le lendemain, Kaghoma écrit un mail explosif à Diop. « J’implore votre protection », écrit-il, rappelant au directeur général que c’est lui-même et son adjoint qui ont autorisé les retraits. « C’est par votre appel téléphonique que j’ai été informé de la présence du client au sein de la banque pour un retrait de 4 USD M », écrit-il.

« Je vous ai informé tant par mail que par téléphone que le client nous présentait un préavis de retrait pour un total de 15 USD M, poursuit-il. J’ai ajouté que compte tenu de la modicité de notre trésorerie, nous serions en mesure de ne payer que les deux premières tranches (4M et 5M). Vous avez même conclu en disant : “Ça veut dire que la semaine prochaine nous serons en cessation de paiement ?” “Si rien n’est fait, c’est le risque couru”, vous avais-je rétorqué. »

Malgré cela, le 23 juillet, David Ezekiel effectue le dernier retrait de 6 millions en liquide (notre document ci-dessous) et retire encore 742 000 dollars fin août, malgré le « blocage directeur général » du compte de Sud Oil.

Quelques jours plus tard, c’est au tour de Kwanza Capital et de sa filiale Alliance Bank, contrôlés de facto par Selemani et Sud Oil, de vider leurs comptes. Ce qui provoque un certain émoi en interne, car l’actionnaire majoritaire de Kwanza est Pascal Kinduelo, président du conseil d’administration (PCA) de la BGFI RDC.

Le 6 septembre 2018, Alliance Bank, alors en liquidation, vire 6 millions de dollars à Kwanza, qui les transfère sur le compte à la BGFI de Kinduelo, lequel retire l’intégralité des fonds en liquide. À Libreville, le directeur de l’audit interne du groupe BGFI s’en inquiète auprès de son homologue à Kinshasa, Yvon Douhore : « Yvon, le PCA est en train de vider ses comptes ? Il faut vérifier la trésorerie de la filiale pour ne pas être surpris de cette situation. »

Le 5 novembre 2018, Abdel Kader Diop est remplacé à la direction générale de la BGFI RDC par Marlène Ngoyi. Pascal Kinduelo et plusieurs autres administrateurs sont également remerciés. La mission de la nouvelle patronne : en finir avec les scandales de l’ère Selemani et nettoyer la banque.

Pourtant, dans les mois qui suivent, David Ezekiel achève de vider le compte de Sud Oil, en retirant près de 10 millions de dollars supplémentaires en liquide. Contactée, Marlène Ngoyi n’a pas répondu.

Et en 2015, l’un des trusts de Selemani, SunTrust, percevait près d’un million de dollars, officiellement issus de son compte personnel à la BGFI RDC. Nos documents montrent que ces fonds ont en réalité été versés depuis un compte interne de la banque et que celui de Selemani n’a pas été débité. Ce transfert lui a permis d’acheter sa première propriété à l’étranger, une maison dans une banlieue cossue de Washington D.C.

Il s’agit du comté de Montgomery, dans le Maryland, où les prix de l’immobilier sont parmi les plus élevés des États-Unis. Selemani y possède quatre maisons de standing à trois ou quatre chambres, achetées entre 670 000 et 1,3 million de dollars chacune.

Le frère du président voulait manifestement assurer ses arrières. À partir de 2016, il semble avoir tenté d’obtenir la résidence ou la citoyenneté dans trois pays étrangers. Il a investi dans des affaires en Afrique du Sud, ce qui offrirait à sa famille le droit d’y vivre. En juillet 2017, il a transféré 40 000 dollars pour tenter de devenir citoyen de Grenade, pays et île des Antilles, dont le passeport permet, dans certaines conditions, de vivre aux États-Unis.

On ignore si Gloria Mteyu, sœur de Joseph Kabila et ancienne actionnaire de Sud Oil, a, elle aussi, coupé les ponts avec la BGFI RDC, dont elle avait obtenu 40 % du capital gratuitement en 2010. Des sources internes nous ont indiqué que la maison mère du groupe posséderait désormais 100 % des parts de la filiale congolaise. Nous n’avons pas pu le vérifier : jointe par téléphone, Gloria Mteyu a refusé de nous répondre.

Boite noire
L’enquête « Congo hold-up », basée sur la plus grosse fuite de documents jamais survenue en Afrique, révèle de façon inédite les rouages de la kleptocratie et de la corruption qui ont rongé la République démocratique du Congo (RDC) sous le règne de son ancien président Joseph Kabila, et au-delà le pillage d’un pays continent parmi les plus pauvres du monde.

Mediapart et l’ONG Plateforme pour la protection des lanceurs d’alerte en Afrique (PPLAAF) ont obtenu 3,5 millions de documents et plusieurs millions de transactions bancaires issus de la BGFIBank. Sous la coordination du réseau de médias d’investigation European Investigative Collaborations (EIC), ces données ont été analysées pendant six mois, dans un effort de coopération inédit, par 19 médias (RFI, De Standaard, Le Soir, NRC Handelsblad, Der Spiegel, KVF, Bloomberg, BBC Africa Eye, L’Orient-Le Jour…) et cinq ONG (PPLAAF, The Sentry, Public Eye, Resource Matters et Congo Research Group) basés dans 18 pays.

Cet effort de recherche, qui a nécessité une plateforme informatique sécurisée et la création d’un logiciel spécifique, n’aurait pas été possible sans l’équipe technique de Mediapart (Chrystelle Coupat et Rubing Shen) et de l’EIC (Gabriel Vijiala). La charte graphique et les illustrations du projet « Congo hold- up » sont signées Simon Toupet et Sébastien Calvet (Mediapart), et la vidéo de l’illustrateur Ulys.

L’enquête de cet article a été menée par Mediapart, avec la collaboration du quotidien belge De Standaard et de l’ONG américaine The Sentry.

Toutes les personnes, sociétés et entités publiques citées ont reçu des questions détaillées par écrit. Nous avons déployé nos meilleurs efforts pour tenter d’obtenir leurs réponses. La plupart n’ont pas répondu, dont Joseph Kabila, la BGFI RDC, le groupe BGFI, Francis Selemani, Gloria Mteyu, David Ezekiel, Albert Yuma, Deogratias Mutombo, la Banque centrale du Congo, la Gecamines et la Ceni.

La famille Wan et Marc Piedbœuf nous ont fait une réponse écrite générale (à lire dans l’onglet Prolonger) et ont déposé à Kinshasa, avant la publication de cet article, une plainte pour « dénonciation calomnieuse » contre un journaliste de Mediapart, trois journalistes de De Standaard et un consultant de PPLAAF ayant participé à l’enquête.

Philippe de Moerloose nous a adressé des réponses écrites détaillées (à lire dans l’onglet Prolonger).

Prolonger
André Kasongo Tshugu, avocat de la famille d’Alain Wan, de la famille de Marc Piedboeuf et de leur société MW Afritec, nous a adressé la réponse suivante :
« Au nom et pour le compte de mes clientes identifiées en rubrique qui m’ont consulté consécutivement aux questionnaires, soi-disant d’investigation, je tiens à attirer votre attention sur un certain nombre des réalités que vous êtes censés connaître mais que vous foulez aux pieds pour des raisons obscures.

Ces réalités sont les suivantes :
– Les sociétés commerciales exercent leurs activités dans des pays bien définis et que ceux-ci, en tant qu’Etats souverains, ont des lois qui organisent et sanctionnent les actes des sociétés commerciales. Chaque Etat a sa propre législation économique, commerciale et pénale d’une part, des juridictions compétentes pour régler les litiges nés de la bonne ou mauvaise application de cette législation, d’autre part ;

– Les droits et obligations sont clairement définis dans la législation nationale, les faits et actes répréhensibles sont réprimés conformément à cette législation et par les organes compétents à savoir: la police nationale, le ministère public et les cours et tribunaux

– La loi qui réprime est la même qui protège les sociétés commerciales et leurs actionnaires ou associés.

Cela étant, il est inadmissible que des personnes non habilitées, journalistes soient-elles, se substituent aux magistrats pour ouvrir des instructions totalement judiciaires avec menaces de publier les fruits de leurs investigations.

Aucun instrument juridique, national ou international, ne donne aucun pouvoir aux journalistes ou aux ONG, quelle que soit leur renommée, de se substituer aux organes judiciaires d’un Etat souverain.

Cette attitude de votre part est une expression du mépris des journalistes et des ONG de « renommée mondiale » vis-à-vis des Etats africains et particulièrement de la RDC. Comment expliquer que certaines questions sous examen devant les organes
compétents de la RDC, en instruction secrète suivant la loi congolaise, soient évoquées par des journalistes avec des dates butoirs ?

Par respect pour la souveraineté de la RDC, mes clientes s’abstiennent de répondre aux questionnaires reçus et vous prient de bien vouloir reconsidérer votre position, de publier vos articles diffamatoires.

Ils vous prient de respecter aussi bien la loi nationale congolaise que les instruments juridiques internationaux, à savoir : la déclaration universelle des droits de l’homme, le pacte international relatif aux droits civils et politique et le pacte international relatif aux droits économiques et sociaux. Ne vous substituez pas à la police, ni à la justice internationale, seules compétentes. Evitez de faire du sensationnel.

Nous ne savons dans quel but vous obligez les personnes physiques ou morales protégées aussi bien par la loi nationale de l’Etat de siège et par les règles du droit international et ce, en plus en violation de la déontologie des journalistes.

Car le droit de réponse est apprécié par la partie qui s’estime lésée par un article publié dans un journal ou une revue. En tout état de cause, mes clientes ne se sentent pas obligées de répondre à un interrogatoire totalement judiciaire initié par des journalistes sans qualité. Elle se réserve en outre le droit de recours contre toute publication qui leur serait dommageable.

Bien plus, nous apprenons que les questionnaires en question se retrouvent entre les mains de nos partenaires à savoir nos banquiers, nos fournisseurs de services ainsi que les institutions gouvernementales congolaises et belges. La logique serait de garder secrètes les questions adressées aux clientes jusqu’à ce qu’elles puissent donner leur version de fait.

Nous concluons que c’est dans l’intérêt de nuire que vous avez remis à dessein les éléments permettant à nos partenaires de se méfier de nous, car notre réputation s’en retrouve salie.

Avec tous nos regrets. »

Philippe de Moerloose nous a fait la réponse suivante :
« Je vous confirme avoir vendu à titre personnel à la société Sud Oil SPRL, le 29 octobre 2013, un immeuble industriel et de bureaux situé Avenue Tombalbaye à Kinshasa, à un prix conforme au marché foncier et immobilier du quartier à l’époque.
J’avais à l’époque exigé une copie du registre des actionnaires de cette société avant de conclure la vente (celle-ci ne renseignait aucun membre de la famille Kabila – ni d’ailleurs M. Selemani dont j’ignorais la parenté adoptive avec M. Kabila – comme actionnaire de cette société).

Mes échanges avec Monsieur Selemani concernaient le paiement de l’immeuble et non pas la transaction immobilière. Je tenais à sécuriser le paiement de l’immeuble par la Banque BGFI en obtenant une garantie de paiement me permettant d’escompter les traites auprès de leur agence à Paris. Je ne voulais en aucun cas céder mon immeuble sans avoir une certitude de paiement.

Nous avions racheté cet immeuble lors du rachat de la société ATC (distributeur de la marque Nissan en RDC) en 2000 au groupe belge CHANIC. Cet immeuble a d’ailleurs appartenu au Groupe belge CEGEAC qui assemblait les voitures de marque Ford dans les années 1970. A ma connaissance ce bâtiment n’a jamais appartenu à la Nouvelle Banque de Kinshasa mais a un historique plutôt belgo-belge.

J’ai racheté l’immeuble en question à titre personnel en 2011 à ma société automobile ATC (RDC), dans le contexte de la fusion des activités de distribution automobile de mon groupe avec celles du groupe franco-marocain Optorg. ATC (RDC) distributeur des marques Nissan et Ford pour la RDC a été apportée à la société Tractafric Motor Corporation, mais le partenaire Optorg avait estimé l’immeuble en question superflu pour notre projet commun vu qu’ils détenaient déjà un actif immobilier à Kinshasa pouvant accueillir les activités fusionnées. J’avais donc accepté de sortir ce bâtiment du bilan d’ATC en le rachetant moi-même avant la concrétisation de la fusion en question. »

PAR YANN PHILIPPIN, KARINE PFENNIGER, JUSTINE BRABANT, KARINE PFENNIGER, SÉBASTIEN BOURDON ET KARINE PFENNIGER

https://www.rfi.fr/fr/afrique/20211119-congo-hold-up-bgfibank-la-banque-des-pr%C3%A9sidents

https://rfi.my/7vkv

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