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Tensions politiques et risques de recul démocratique, à moins d’un an de la présidentielle sénégalaise

À moins d’un an de la prochaine élection présidentielle, prévue en février 2024, les tensions politiques sont de plus en plus vives au Sénégal. Au cœur de celles-ci, l’éventualité d’un troisième mandat pour le chef de l’État Macky Sall, et les procès contre Ousmane Sonko, principale figure de l’opposition, leader du Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité) et maire de Ziguinchor, dans le sud du pays. Dans une tribune adressée au président sénégalais, plus d’une centaine d’intellectuels dénoncent « une instrumentalisation politique du système judiciaire par l’administration du président Macky Sall ». Analyse.

Depuis la publication le 20 mars dernier, par nos confrères de l’hebdomadaire français L’Express, d’une interview du président sénégalais Macky Sall, la tension politique semble être montée d’un cran supplémentaire au Sénégal. Au point où les signataires de la tribune adressée au chef de l’État sénégalais affirment qu’une « menace réelle pèse sur la stabilité et la paix sociale du pays ».

La tentation d’un troisième mandat
Les propos du chef de l’Etat sénégalais concernant sa candidature éventuelle pour un troisième mandat semblent avoir mis le feu aux poudres. « Sur le plan juridique, le débat est tranché depuis longtemps », a confié à L’Express le président Macky Sall au sujet de la perspective d’un troisième mandat. Et il poursuit : « J’ai été élu en 2012 pour un mandat de sept ans. En 2016, j’ai proposé le passage au quinquennat et suggéré d’appliquer cette réduction à mon mandat en cours. Avant de soumettre ce choix au référendum, nous avons consulté le Conseil constitutionnel. Ce dernier a estimé que mon premier mandat était intangible et donc qu’il était hors de portée de la réforme. La question juridique est donc réglée. Maintenant, dois-je me porter candidat pour un troisième mandat ou non ? C’est un débat politique, je l’admets. »

Cette vision du président sénégalais Macky Sall est loin d’être partagée par tous, en particulier au sein de la classe politique locale. Pour le député Thierno Alassane Sall, ancien ministre de l’Energie de Macky Sall (il a démissionné en 2017), passé à l’opposition, et président du parti politique la République des valeurs, le chef de l’Etat sénégalais « jette de l’huile sur le feu ».

« Au moment où la situation du Sénégal est explosive, nous précise le député Thierno Alassane Sall, c’est une provocation, parce que la situation est très tendue et la responsabilité du chef de l’État c’est d’apporter une détente. Il prétend que le Conseil constitutionnel avait émis un avis en disant qu’il ne peut pas ne pas faire un troisième mandat.

Ce qui est un non-sens, parce que la Constitution de 2001, sous l’égide de laquelle il a été élu, lui donnait droit qu’à deux mandats. Il prétend que le Conseil constitutionnel, au moment du référendum de 2016 lui a donné un avis en disant que son premier mandat est intangible, moi je dis que ce ne sont pas les mots qu’utilisent le Conseil constitutionnel. »

À moins d’un an de l’élection présidentielle du 25 février prochain, le climat politique est de plus en plus tendu dans le pays, et l’on est loin de la «démocratie apaisée » souvent vantée en Afrique de l’ouest, où les coups d’État se sont multipliés ces derniers mois (Mali, Guinée et Burkina Faso).

Et c’est le débat sur une éventuelle troisième candidature du président Macky Sall qui cristallise et alimente les tensions politiques actuelles.

Une situation qui renvoie à l’année 2012, quand Macky Sall, devenu opposant après avoir quitté le Parti démocratique sénégalais(PDS) de son mentor et prédécesseur Abdoulaye Wade, combattait la troisième candidature de ce dernier à la présidentielle.

À l’époque, aux côtés de grandes figures de l’opposition sénégalaise d’alors telles que Moustapha Niasse de l’Alliance des forces de progrès, Abdoulaye Bathily de la Ligue démocratique ou encore feu Ousmane Tanor Dieng, ancien secrétaire général du Parti socialiste sénégalais, Macky Sall participait aux manifestations contre cette troisième candidature de l’ex-président Abdoulaye Wade.

Finalement, le Conseil constitutionnel avait tranché et autorisé le président Abdoulaye Wade à se présenter à sa succession. C’est ainsi que Macky Sall a vaincu dans les urnes son ancien mentor. Onze ans plus tard, le Sénégal est à nouveau confronté à de graves tensions politiques liées à la perspective d’un troisième mandat de son président sortant.

« Comment les acteurs qui avaient combattu ce 3e mandat du président Wade, peuvent aujourd’hui sortir cette même carte ? s’interroge le politologue Babacar Ndiaye, directeur de recherche et des publications de Wathi, un groupe de réflexion basé à Dakar.

« Mais on a suivi les déclarations du président de la République chez vos collègues de L’Express. Il semble dire que la question n’est plus celle de la légalité, et qu’il aurait le droit de se présenter pour un troisième mandat.

La question justement c’est pourquoi revenir sur ce problème du troisième mandat, alors qu’on pensait que c’était réglé. Et donc évidemment ça constitue une lame de fond, et dans le discours de l’opposition, la question du troisième mandat cristallise. Ils parlent de mettre en place une plateforme où ils vont tous se retrouver pour lutter contre cette troisième candidature », précise le chercheur.

Ousmane Sonko, l’homme à abattre ?
Les tensions politiques actuelles au Sénégal sont également nourries par les nombreuses procédures judiciaires qui touchent notamment les journalistes et les hommes politiques. Dans un communiqué publié ce mardi 21 mars 2023, Samira Daoud, directrice régionale pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale à Amnesty International ne cache pas son inquiétude.

Les autorités sénégalaises intensifient actuellement la répression des libertés fondamentales par la limitation de l’espace civique, l’interdiction de manifestations et l’arrestation d’un journaliste et de plusieurs personnalités de l’opposition. Samira Daoud, directrice régionale pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale à Amnesty International.

 » En amont de l’élection présidentielle de 2024, les autorités sénégalaises sont en train d’affaiblir la protection des droits humains dans le pays en réprimant la liberté de la presse et la liberté d’expression et de réunion pacifique, en interdisant des manifestations organisées par des partis d’opposition et en ne respectant pas les droits à la justice, à la transparence et à la vérité des victimes de l’usage d’une force meurtrière », estime Samira Daoud.

Selon Amnesty International, les autorités sénégalaises intensifient actuellement la répression des libertés fondamentales  » par la limitation de l’espace civique, l’interdiction de manifestations et l’arrestation d’un journaliste et de plusieurs personnalités de l’opposition »

Et s’agissant des procédures judiciaires contre les personnalités politiques, les plus emblématiques concernent Ousmane Sonko, principale figure de l’opposition sénégalaise actuelle, leader du Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité) et maire de Ziguinchor dans le sud du pays. Poursuivi par le ministre sénégalais du Tourisme pour « diffamation, injures et faux », Ousmane Sonko fait aussi face depuis mars 2021 à des accusations de « viols et menaces de mort » par une employée d’un salon de massage d’une vingtaine d’années. Cette affaire avait été à l’origine des émeutes de mars 2021, au cours desquelles quatorze personnes avaient perdu la vie.

À l’époque, les manifestations des partisans d’Ousmane Sonko qui dénoncent un complot orchestré par le pouvoir, tournent à l’émeute jusqu’à sa libération sous contrôle judiciaire. Une condamnation d’Ousmane Sonko dans l’une ou l’autre de ces affaires, pourrait en effet conduire à son inéligibilité pour l’élection présidentielle de 2024.

Face à ces procès, Ousmane Sonko crie au complot destiné à l’écarter de la prochaine présidentielle, et à l’instrumentalisation de la justice par le pouvoir du président Macky Sall, ce que ce dernier réfute. Agé de 48 ans, Ousmane Sonko a un parcours universitaire brillant, qui l’a notamment conduit sur les bancs de l’Ecole nationale d’administration du Sénégal. C’est en 2017 qu’il rentre en politique à la tête du Pastef, et comme député à l’Assemblée nationale jusqu’en 2022.

Lors de la présidentielle de 2019, il arrive en troisième position avec 15% des suffrages, grâce notamment à son positionnement antisystème et à l’adhésion d’une bonne partie de la jeunesse urbaine, dans un pays où plus de la moitié de la population a moins de 20 ans. En marge de son procès pour diffamation qui s’est tenu le 16 mars dernier, des affrontements ont éclaté dans plusieurs quartiers de Dakar. Un mois après un premier report, acté le 16 février dernier, le procès a une fois de plus été renvoyé au 30 mars prochain.

Ousmane Sonko appelle à l’insurrection, parce qu’il ne veut pas faire face aux conséquences de ses actes. Seydou Gueye, un des leaders de l’Alliance pour la République (APR), le parti du président Macky Sall

Mais depuis, la tension ne baisse pas et des incidents ont éclaté ces derniers jours dans plusieurs villes du pays, selon nos confrères de l’AFP. Ce mardi 21 mars 2023, en Casamance, un jeune homme a été tué dans des heurts entre partisans du leader du Pastef et forces de l’ordre. Dans un communiqué publié le lendemain par la présidence sénégalaise, le chef de l’État Macky Sall « a demandé au gouvernement de prendre toutes les mesures idoines pour assurer la sécurisation absolue des biens et des personnes. »

De leur côté, les partisans du président sénégalais condamnent et dénoncent ces manifestations à répétition. « Ces manifestations-là, souligne Seydou Gueye, l’un des leaders de l’Alliance pour la République (APR), le parti du président Macky Sall, c’est de la violence gratuite, avec une volonté de déstabiliser le pays puisque ces manifestations sont les conséquences des différents appels à l’insurrection lancés par Ousmane Sonko. Ousmane Sonko appelle à l’insurrection, parce qu’il ne veut pas faire face aux conséquences de ses actes. »

Les médias pris entre deux feux
Selon l’antenne sénégalaise d’Amnesty International, les voix dissidentes émanant de la classe politique et des médias sont réprimées depuis plusieurs mois. Le 9 mars dernier, l’ancien premier ministre Cheikh Hadjibou Soumaré (de 2007 à 2009), a été arrêté et placé en garde à vue, suite à une lettre publique adressée au président Macky Sall, dans laquelle il l’interrogeait sur un éventuel don de 12 millions d’euros « à une personnalité politique française ». Ces allégations concernent la femme politique française Marine Le Pen, responsable du Rassemblement National qui s’était rendue au Sénégal en janvier de cette année.

Deux jours avant son arrestation, le gouvernement avait démenti ces allégations en les qualifiant de « lâches et infondées ». Hadjibou Soumaré a été remis en liberté le 13 mars et placé sous contrôle judiciaire.

Une dizaine de jours auparavant, le 3 mars, c’est Pape Ndiaye, chroniqueur à Wal Fadjri, une télévision privée sénégalaise, qui a été arrêté et interrogé par la police, après une émission au cours de laquelle il mettait en cause l’indépendance de la justice dans le renvoi le 18 janvier dernier devant une chambre criminelle de l’opposant Ousmane Sonko.

Le journaliste avait notamment affirmé que la majorité des juges du parquet général s’était prononcée en faveur d’un non-lieu d’Ousmane Sonko, contre l’avis, selon lui, du procureur général qui leur a dit accomplir dans ce dossier la volonté du gouvernement pour un procès de l’opposant. Inculpé pour « outrage à magistrat » et « diffusion de fausses nouvelles », Pape Ndiaye a été écroué le mardi 7 mars. Amnesty International considère que sa détention est arbitraire et constitue une violation du droit à la liberté d’expression.

Quelques mois auparavant, le 9 novembre 2022, c’est le journaliste Pape Alé Niang qui est arrêté et inculpé pour « divulgation d’informations de nature à nuire à la défense nationale », « recel de documents administratifs et militaires », et « diffusion de fausses nouvelles de nature à jeter le discrédit sur les institutions publiques ».

Connu pour ses critiques envers le régime du président Macky Sall, le directeur du site d’information privé Dakar Matin était notamment accusé d’avoir diffusé sur Facebook, une vidéo dans laquelle il montrait un rapport interne de la Gendarmerie nationale qui faisait état d’irrégularités dans la procédure judiciaire pour viol contre l’opposant Ousmane Sonko.

Après plusieurs semaines d’incarcération (et même une remise en liberté suivie d’une réincarcération pour non-respect du contrôle judiciaire) et une grève de la faim, Pape Alé Niang a été finalement libéré en janvier dernier. Ces incarcérations de journalistes préoccupent cependant très fortement les acteurs locaux du secteur des médias.

« La liberté de la presse est menacée au Sénégal, nous confie ainsi sans hésiter Ibrahima Lissa Faye, directeur du site d’information Pressafrik.com et président de l’Association des professionnels de la presse en ligne, parce qu’en l’espace de deux mois, il y a eu deux incarcérations. Des incarcérations qui ne se justifiaient pas. »

Quand vous voyez deux journalistes incarcérés en l’espace de trois mois, ça inquiète. Mamadou Thior, président du Conseil pour l’observation des règles d’éthique et de déontologie dans les médias

Même son de cloche du côté du CORED, le Conseil pour l’observation des règles d’éthique et de déontologie dans les médias, organe d’autorégulation reconnu par la loi depuis 2017, et initié par le Syndicat des professionnels de l’information et de la communication du Sénégal. « On est quand même inquiet, témoigne Mamadou Thior, le président du CORED. Quand vous voyez deux journalistes incarcérés en l’espace de trois mois, ça inquiète. Parce que la dernière fois qu’un journaliste avait été incarcéré au Sénégal, c’était en 2004. Donc, pendant près de 20 ans, on n’a pas connu un tel traitement de la presse. »

Et le plus alarmant pour les hommes et les femmes de médias, c’est le fait d’être de plus en plus pris en étau entre le pouvoir et l’opposition. Et à cet égard, les émeutes de mars 2021 qui avaient également été accompagnées de graves violences contres les médias sont un exemple éloquent.

A Dakar, des manifestants avaient par exemple attaqué les sièges du quotidien Le Soleil, mais aussi du Groupe futurs médias (GFM) appartenant au chanteur sénégalais Youssou N’Dour, tous deux considérés comme proches du gouvernement.

Une bipolarisation de la presse ?
« Il y a une sorte de bipolarisation de la presse, souligne Ibrahima Lissa Faye, directeur du site d’information Pressafrik.com et président de l’Association des professionnels de la presse en ligne, comme il y en a une de la scène politique actuelle au Sénégal. L’opposition menace les journalistes qu’elle soupçonne d’être contre elle ; là par exemple, j’ai enregistré une dizaine de plaintes entre le 16 et le 21 mars [de cette année, NDLR]. Des journalistes qui reçoivent des menaces, ainsi que des entreprises de presse. »

S’il reconnaît que la presse est aujourd’hui prise entre deux feux, Mamadou Thior, le président du CORED, pointe cependant du doigt ses responsabilités.

« Aujourd’hui, précise Mamadou Thior, le danger qui plane sur la presse c’est qu’elle est cataloguée. Mais c’est aussi la presse qui prête le flanc à cela. Parce que dans leur traitement de l’information au quotidien, selon que vous êtes sensible au pouvoir ou à l’opposition, on sent tout suite que tel journaliste est de tel côté et tel autre de l’autre côté. Et nous condamnons cela, parce que nous devons être à équidistance de toutes ces chapelles, comme ça toujours été le cas. Aujourd’hui il ne faut pas avoir peur des mots, il y a des journalistes pro-Sonko et d’autres qui sont pro Macky Sall. Ce qui ne doit pas exister dans un pays normal, parce que le journaliste il est là pour tout le monde, il est le porte-voix de tous ceux qui ont des choses à dire. Il ne doit pas être partisan. »

Christian Eboulé avec TV5 Monde

Jean Louis Verdier - Rédacteur en Chef Digital - Paris- Dubaï - Hong Kong dakarecho@gmail.com - Tél (+00) 33 6 17 86 36 34 + 852 6586 2047

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