AnalysePolitique

La crise institutionnelle s’installe au Sénégal après le report de la présidentielle

Malgré de nombreuses pressions intérieures et extérieures, le président Macky Sall s’obstine. Sa décision de reporter l’élection présidentielle au 15 décembre plonge le Sénégal dans une crise politique et démocratique, pointe le quotidien burkinabè “Le Pays”.

Il n’était point besoin d’être un grand marabout mouride [confrérie soufie qui joue un rôle religieux, social et politique de premier plan dans le pays] du Sénégal pour savoir que le président Macky Sall, en reportant in extremis la présidentielle initialement prévue pour le 25 février 2024, plaçait son pays dans une zone de turbulences.

En effet, le 9 février dernier, des manifestants sont descendus dans la rue pour clamer, haut et fort, leur opposition à ce qu’ils qualifient de “coup d’État institutionnel”. Mais, comme il fallait s’y attendre, ils ont eu en face d’eux les forces de l’ordre, qui n’y sont pas allées de main morte pour réprimer la manifestation. L’on dénombre pour cette première journée trois morts et de nombreux blessés. On oublie volontiers les nombreux dégâts matériels.

Le Sénégal a donc renoué avec les violences politiques après l’épisode consécutif à l’affaire Ousmane Sonko, du nom du leader du Pastef [Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité, parti fondé en 2014 par Ousmane Sonko]. On soupçonnait le pouvoir [de Macky Sall] de manœuvrer pour l’écarter de la course à la présidentielle.

Ce week-end sanglant [des 10 et 11 février] vient s’ajouter aux nombreuses pressions exercées tant de l’intérieur que de l’extérieur sur le président Macky Sall. Mais cela suffira-t-il à faire reculer l’homme ? Rien n’est moins sûr. Car le chef de l’État, tout en se défendant de toute velléité de se cramponner au pouvoir, semble convaincu du bien-fondé de sa décision, qu’il justifie par le souci de donner du temps au pays pour résoudre le différend concernant la disqualification de certains candidats et le devoir pour lui de transmettre à son successeur un pays stable.

Qui pour faire entendre raison aux acteurs politiques ?
La probabilité pour le président Macky Sall de faire machine arrière est d’autant plus mince que l’homme est soutenu par certains acteurs de la scène politique sénégalaise, et pas des moindres, comme Karim Wade, [du Parti démocratique sénégalais, PDS] dont les députés, soutenus par certains députés de la majorité présidentielle, ont œuvré à l’éclatement du conflit avec le Conseil constitutionnel.

Mieux, Macky Sall s’est entouré de la légalité en faisant adopter par l’Assemblée nationale, fût-ce au forceps, le projet de loi prolongeant son bail de dix mois supplémentaires à la tête de l’État sénégalais. C’est dire donc que le bras de fer avec l’opposition promet de se durcir dans les jours à venir, quand on sait que le collectif Aar Sunu Election (“Protégeons notre élection” en langue wolof) a déjà prévu une nouvelle mobilisation.

Dans le même temps, les rassemblements de la diaspora se poursuivent aussi à l’étranger, comme ce fut [le cas] le 10 février dernier à Paris, Bordeaux, Grenoble, Rennes ou encore Nice. Le volcan est donc loin de s’éteindre, et il faut craindre que le Sénégal continue de compter ses morts.

Qui donc pour faire entendre raison aux acteurs politiques sénégalais face à la dégradation de la météo politique ? À l’intérieur du pays, pour répondre à cette question, les regards sont tournés vers Touba, la ville sainte des mourides, dont la prise de parole est importante dans un pays qui compte 95 % de musulmans. Même si le khalife général des mourides [dignitaire religieux sénégalais, à la tête de la confrérie] dit ne pas se mêler de politique, il pourrait avoir son mot à dire en jouant les médiateurs entre les deux camps.

Mais ce rôle de médiateur est d’ores et déjà rendu très délicat à partir du moment où plusieurs organisations religieuses dans le pays ont clairement pris position en dénonçant le report de la présidentielle du 25 février 2024.

La CEDEAO dans une mauvaise passe
Toujours à l’intérieur, le Conseil constitutionnel a un rôle déterminant dans le retour au calme, et ce d’autant plus que c’est sa responsabilité qui est entièrement engagée dans la présente crise. Cela dit, il lui appartient de se donner les moyens d’abord de se laver de l’opprobre dont il s’est recouvert mais aussi [de prendre] une position claire qui respecte l’esprit et la lettre du constituant.

À l’extérieur, les organisations internationales comme la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et l’Union africaine (UA), qui se sont invitées très prudemment au débat, devraient pouvoir prendre leurs responsabilités. Cela est particulièrement vrai pour la CEDEAO, qui se trouve dans une mauvaise passe en raison de sa politique de “deux poids, deux mesures” face aux coups d’État, qu’ils soient militaires ou constitutionnels.

Elle a là l’occasion de redorer son blason, même si la mission est des plus périlleuses pour une organisation qui joue sa survie. Mais en attendant, il appartient aux Sénégalais, dont on connaît la maturité politique, d’éviter de se faire tuer pour des hommes politiques qui sont prêts à marcher sur des cadavres pour assouvir leurs desseins. Ce faisant, tout en affirmant leur attachement à la démocratie et aux libertés individuelles, les manifestants devraient s’exprimer en arrachant aux forces de l’ordre tout motif de répression violente.

C’est à ce seul prix que les générations actuelles préserveront le flambeau des grandes victoires démocratiques qui ont été remportées respectivement en 2000 sous Abdou Diouf [modèle de passage démocratique du pouvoir : élu successivement en 1983, en 1988 puis en 1993, Abdou Diouf perd la présidentielle de 2000 au second tour et reconnaît sans heurts sa défaite face à Abdoulaye Wade] et en 2012 sous Abdoulaye Wade [candidat à un troisième mandat inconstitutionnel, ce qui a suscité de nombreuses manifestations, il est battu par Macky Sall et accepte sa défaite], et [feront] dévier ainsi leur pays de la mauvaise trajectoire sur laquelle l’a mis Macky Sall.

Le Pays (Ouagadougou)

Jean Louis Verdier - Rédacteur en Chef Digital - Paris- Dubaï - Hong Kong dakarecho@gmail.com - Tél (+00) 33 6 17 86 36 34 + 852 6586 2047

Articles Similaires

1 sur 137

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *