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Comprendre la crise socio-politique sénégalaise en quatre points.

Le Sénégal qui a longtemps capitalisé sur son image de pays démocratique, sûr, épargné par les menaces terroristes islamistes, vient de démontrer, par l’incurie de ses dirigeants, la vacuité de ce modèle de bon élève et d’Oasis démocratique, dans un environnement géopolitique sous-régional agité par les soubresauts de pays dirigés par de petits apprentis dictateurs. Le présent article de propose d’aider, en quatre points, le lecteur à comprendre les raisons de la crise du 3 mars dernier.

Au cours des violentes manifestations qui ont secoué la capitale sénégalaise et certaines villes du pays le 3 mars dernier, on a pu entendre dans la foule quelques jeunes prêts à en découdre avec les forces de l’ordre, déclarer que l’arrestation de la principale figure de l’opposition, Ousmane Sonko, est «la goutte d’eau qui fait déborder le vase», donnant l’impression d’un ras-le-bol d’une population exaspérée par ce qu’elle qualifie d’exactions et d’autoritarisme de la part du régime en place. Les slogans repris en chœur par les manifestants: «Libérez le Sénégal», «Macky Sall corrompu», «Macky Sall dictateur», «Macky Sall valet de la France», etc, ne traduisent-ils pas à eux seuls les ressentiments des Sénégalais à l’égard du chef de l’État? Ressentiments pouvant se résumer grosso modo en quatre points.

1-«Barça wala Barsakh » : Barcelone ou la mort, nouveau slogan d’une jeunesse désespérée
Au-delà de son caractère dramatique le slogan: «Barça wala Barsakh», c’est-à dire, Barcelone ou la mort en wolof, exprime mieux le désarroi de la jeunesse sénégalaise, contrainte d’émigrer dans les îles Canaries, en particulier, ou en Europe, au mépris de leur vie. Désœuvrés, sans repères et par manque d’opportunité d’emploi, des milliers de candidats à l’émigration préfèrent braver la mort en Méditerranée plutôt que «d’essuyer la honte» de la part de leur famille ou «d’être la risée» de la société dont ils subissent constamment les pressions.

Dans un pays de 16 millions d’habitants où 55% de la population a moins de 20 ans, on mesure l’horreur de cette récurrente émigration clandestine qui engloutit dans les ventres de l’Atlantique et de la Méditerranée, plusieurs centaines de jeunes dans la force de l’âge. L’effet pandémie a accéléré la crise, aggravant les inégalités déjà béantes, entre une classe moyenne possédante et une jeunesse en quête de mieux-être.

La mauvaise gestion du Fonds de résilience Covid par le beau-frère de Macky Sall qui a refusé de justifier l’utilisation de ces fonds auprès de l’Office National de la Lutte contre la Fraude et la Corruption (l’OFNAC) vient, s’il en était besoin, confirmer la nature ploutocratique du système mis en place.

Quelques statistiques macabres de l’année 2020 qui font froid dans le dos : septembre, 600 jeunes migrants quittent le Sénégal pour les îles Canaries; la plupart de ces jeunes étaient originaires de Pikine, près de Saint-Louis du Sénégal. Fin octobre, 140 migrants en partance vers les îles Canaries sont retrouvés noyés au large des côtes sénégalaises après le naufrage de leur embarcation qui transportait 200 personnes ; 20 cadavres seront repêchés.

Novembre, 193 candidats à l’émigration clandestine sont secourus au large de Dakar. Aucune précision sur le nombre de disparus ou de noyés. Plus surprenant encore est le mutisme de l’État sénégalais qui finira enfin par annoncer un renforcement de contrôle en mer, sous la pression de l’Union Européenne.

Il est vrai que le Sénégal n’est pas le seul pays africain à connaître une poussée migratoire vers l’Europe. Face à ce phénomène de plus en plus incontrôlé, d’aucuns mettent en cause les familles de ces jeunes qui exercent des pressions morales et sociales sur leurs enfants. Mais ces derniers avaient-ils d’autres choix? Quelle autre alternative leur offre-t-on? On comprend pourquoi ils objectent qu’ils préféreraient mourir en mer que de mourir affamés auprès de leur mère.

2- Virage autocratique du pouvoir et réduction des espaces de liberté.
Face aux images de pillages, d’affrontements et de guérillas urbaines du 3 mars dernier à la télévision, l’observateur non averti aurait pu croire que ces scènes se déroulaient à Conakry, Abidjan, Lomé, Libreville, etc., ces capitales africaines qui nous ont habitués à de violentes manifestations post-électorales. Simple méprise ! Il s’agit bien au contraire de Dakar, capitale du Sénégal, pays de la «teranga» (accueil) réputé pour ses alternances politiques pacifiques depuis une soixantaine d’années, si l’on excepte les soubresauts post-électoraux de 2011 et 2012, sans commune mesure avec les mouvements actuels . «Comment en est-on arrivé là ? s’interrogent médusés, tous ceux qui ont regardé les violentes images de guerre sur leur petit écran. À l’inverse, les meilleurs analystes de la vie politique sénégalaise eux, n’étaient guère étonnés par l’ampleur du drame. Ne furent-ils pas les premiers s’alarmer de la fissure progressive de la «vitrine démocratique» de la maison Sénégal ?

Avertissant par la même occasion de la réduction, comme peau de chagrin, des libertés fondamentales auxquelles s’étaient attachés les Sénégalais. Dès lors, à tort ou à raison, la convocation à la gendarmerie de l’opposant Ousmane Sonko pour une affaire de viol suivie de menaces de mort – la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase -, sera – t – elle perçue comme une volonté manifeste du pouvoir d’éliminer de la course à la prochaine élection présidentielle, un opposant capable de lui faire ombrage, à l’instar d’autres concurrents dont l’ancien maire de Dakar, Khalifa Sall et Karim Wade, ancien ministre, et fils de l’ancien président Abdoulaye Wade.

Rappelons qu’en 2018, la cour de justice de la CEDEAO avait condamné le Sénégal pour violation des droits de Khalifa Sall dans un procès de détournement de fonds. Aussi, plusieurs partis politiques d’opposition s’accordent – ils pour reconnaître les dérives autoritaires du régime ainsi que la dégradation du climat politique depuis un mois : tortures, vagues d’arrestations arbitraires d’opposants enfermés dans des cellules punitives.

En témoignent la détention de l’activiste Guy Sagna, maintenu en isolement dans des conditions indignes, l’embastillement de la Sénégalaise Oulèye Mané, accusée d’avoir fait circuler sur son WhatsApp une caricature de Macky Sall, l’incarcération abusive de Saer Sabé, une jeune lycéenne de 16 ans, pour avoir tenu des propos contre Charlie Hebdo sur les réseaux sociaux, pour ne citer que ces cas. Autre procès intenté au régime de Macky Sall : l’instrumentalisation de la justice à des fins politiques, attestée par la célérité inhabituelle de la levée de l’immunité parlementaire de Ousmane Sonko.

Que dire enfin des accusation de détournement de deniers publics et de fraudes fiscales au profit de certains proches-parents du Président ? Ainsi, face au climat délétère et aux impérities du pouvoir, un collectif d’une centaine d’artistes, d’universitaires et autres citoyens ont lancé le 10 mars dernier, un appel pour que cessent la répression et l’impunité internationale dont bénéficie Macky Sall (voir https://blogs.mediapart.fr )

3- Ousmane Sonko : un anti-système Macky et un anti -néocolonialiste.
Par-delà des griefs retenus contre Macky Sall, les jeunes manifestants de Dakar, de Saint-Louis, de Thiès et de Casamance tenaient également à envoyer un avertissement à l’ancienne puissance tutélaire du Sénégal, La France. Les saccages, pillages, destructions et dégradations des symboles et intérêts français tels que les magasins Auchan, les locaux de Eiffage, les stations d’essence estampillées Total, etc, participent de cette volonté des jeunes contestataires à «libérer le Sénégal» du joug du néo-colonialisme français, pour reprendre un de leurs slogans.

Le porte-parole de leurs revendications anti-néocolonialistes est naturellement tout trouvé: Ousmane Sonko, un anti-système crédité d’une irréprochable probité, et surtout, et un anti-CFA – Franc des Colonies Françaises d’Afrique – toujours en vigueur dans 14 pays francophones d’Afrique. Certains n’hésiteront pas à comparer l’édile à l’intègre feu Thomas Sankara du Burkina Faso.

Faut-il rappeler que ce dernier est arrivé troisième avec 15% des voix à l’élection présidentielle de 2019 ? Sans doute, est-il osé d’affirmer qu’il existe manifestement une sorte de proximité idéologique entre l’opposant et les jeunes contestataires, si tant est que ces derniers en avaient une. À tout le moins, le discours de Sonko ne pouvait que plaire à la jeunesse sénégalaise en révolte contre la mauvaise gouvernance de Macky Sall, présenté comme un valet de la France. Accusé de nourrir un sentiment anti-français, Sonko répond qu’il est plutôt un pro africain.

Ce dernier ne se présente-t -il pas lui-même comme le candidat de la rupture d’avec l’ensemble du système actuel ? Il promet une sortie progressive du Sénégal de la Zone Franc et par conséquent du CFA, et inclut dans son programme le développement de l’agriculture, en particulier les filières rizicole et halieutique, la promotion des industries de transformation créatrices de valeur ajoutée, afin de résoudre le problème de dépendance du pays vis-à-vis de l’exportation des matières premières.

Pour contrer la gabegie et le clientélisme du régime actuel, Ousmane Sonko propose une cure d’amaigrissement de l’État, suggérant la concentration des principales activités au sein d’un seul et même organisme, ainsi qu’une transparence dans les attributions des marchés publics. Cet ancien haut-fonctionnaire à la Direction Générale des Impôts a bien pris soin de rassembler l’ensemble de ses propositions dans un ouvrage intitulé «Solutions».

Mais c’est son livre: « Pétrole et gaz au Sénégal» ( 2017 ) dans lequel il expose les pratiques peu orthodoxes, et surtout la corruption de Macky Sall et de son frère qui lui a valu l’ire du régime qui s’est empressé d’en interdire la réédition. Il n’en fallait pas plus pour que l’opposant irréductible soit accusé de financement par la Russie et l’État Islamique, et d’être de connivence avec les rebelles casamançais. D’où les plaintes pour diffamation contre lui, par les personnes citées dans le scandale pétrolier.

À l’évidence, derrière l’affaire Sonko, se profile à l’horizon un enjeu de taille : la prochaine élection présidentielle de 2024. Il n’y a aucun doute que les principaux protagonistes ont déjà commencé à tester leur audimat et le sens de l’attachement des jeunes et des intellectuels à leur cause. Sonko l’a si bien compris qu’ayant acquis une stature internationale malgré lui, mais grâce à la pantalonnade de cette affaire de viol dans laquelle beaucoup suspectent un coup fourré du parti de Macky Sall, ce dernier semble avoir déjà amorcé son déclin électoral.

Dès lors, il est plausible d’imaginer qu’il sera battu à plate couture si d’aventure il devait affronter Sonko, lequel jouit d’une double aura dorénavant : celle de victime expiatoire d’un régime à bout de souffle, et celle de combattant contre la françafrique et sa monnaie coloniale, comme nous l’avons vu plus haut, contre la prévarication et le clientélisme. En se présentant donc comme le Hérault d’une jeunesse déboussolée, sans perspective, Ousmane Sonko est incontestablement en train de rafler la mise, au nez et à la barbe de ses aînés trop timorés ou trop opportunistes. « Mon pays va mal » disait Tiken Jah Fakoly…Cette chanson prémonitoire est devenue un hymne pour toute la jeunesse orpheline du continent noir.

4-Une économie de prébendes caractérisée par le clientélisme et la concussion.
Les experts économistes qui ont scruté la gestion du Sénégal depuis de règne de Abdoulaye Wade, estiment qu’entre 2000 et 2012, date de la révocation de Wade par les urnes, pas moins de 4700 milliards ont été détournés, soit en moyenne, 380 milliards de francs CFA par an ! C’est cette saignée savamment orchestrée par le régime Wade qui explique le retard pris par le Sénégal dans la course au développement.

Aujourd’hui, les pays comme le Bénin, le Burkina, le Cap Vert, sans parler du Rwanda et du Kenya, malgré quelques faiblesses structurelles, sont cités en exemple pour leurs bonnes performances économiques alors que le Sénégal s’enfonce dans le bas du tableau, ayant provoqué par un clientélisme exacerbé, la promotion de personnes qui gravitent autour de l’astre majeur du nouveau paysage politique sénégalais : l’APR (Alliance Pour la République) fondée par Macky Sall à la suite de sa démission du Parti Démocratique Sénégalais de Wade en 2008.

Actuellement, tous les indicateurs macroéconomiques sont dans le rouge et le pays ne survit que grâce aux nombreux prêts contractés auprès des nouveaux tigres de la concurrence mondialisée, Chinois, Turcs, Indiens, jusqu’aux Marocains qui viennent tailler des croupières dans ce qu’ils considèrent comme leur hinterland naturel, renforcés en cela par les liens séculaires du royaume chérifien avec les pays du Sahel, majoritairement islamisés par les Berbères et Almoravides issus de cette frange du Maghreb. Actuellement le Maroc est un des premiers pays en termes d’investissement étrangers en Afrique de l’Ouest, voire, en Afrique centrale, avec la Russie, suivis de près par la Turquie, l’Inde, et, au sommet de tous ces prédateurs, loin d’être des philanthropes, la Chine.

L’embrasement généralisé que vient de connaître le Sénégal le 3 mars dernier est le reflet du ras-le-bol d’une jeunesse livrée à elle-même, dans l’indifférence générale. Cette génération qui a grandi sous l’ère de certains satrapes a vu l’espoir d’un changement (le Sopi en wolof, slogan de campagne longtemps utilisé par le prédécesseur de Macky Sall, Abdoulaye Wade) vite remisé aux oubliettes, les nouveaux maîtres et leurs courtisans étant trop occupés à se constituer des fortunes d’autant plus vite acquises qu’ils se savaient sur un siège éjectable.

Autre aspect mis à jour par cette crise socio-politique sénégalaise : le craquèlement du vernis « démocratique » d’un pays présenté comme un exemple pour le reste des pays africains, révélant ainsi une société profondément inégalitaire, taraudée par des crises sous-jacentes qui prennent leur source dans une collusion d’intérêts entre les pouvoirs confrériques plombés par une mentalité féodale, et les milieux d’affaires mêlés aux politiciens corrompus, avec aux commandes les sociétés étrangères, notamment françaises, et la bourgeoisie sénégalaise compradore.

C’est dans ce triangle maudit ( castes maraboutiques, milieux d’affaires et politiciens sénégalais véreux ) que se débat le peuple et la société civile, composée d’un conglomérat d’intellectuels et d’activistes plus ou moins opportunistes, impuissants à juguler ce phénomène de prévarication généralisée qui gangrène la société sénégalaise depuis ou moins les indépendances africaines, au début des années 60.

Lawoetey- Pierre AJAVON (Anthropo-historien des sociétés orales et essayiste)

Digital Manager - Chef de projet chez Alixcom Dakar | E-mail: saliou@dakar-echo.com | +221 77 962 92 15

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