Dakar-Echo

Le sauve-qui-peut des Sénégalais vers les Canaries

Le sauve-qui-peut des Sénégalais vers les Canaries

Depuis cet été, le nombre des départs clandestins en pirogue depuis les côtes sénégalaises vers l’archipel des îles Canaries est en forte augmentation. Crise du secteur de la pêche, économie en berne, instabilité politique… les migrants fuient une vie sans perspective.

La plage du quai de pêche de Mbour (au sud de Dakar), parmi les plus importants du Sénégal, est calme en cette fin d’après-midi. Deux petites pirogues où ­s’affairent des jeunes se fondent dans le décor des déchargements de la pêche du jour. Mais les habitués ne s’y trompent pas : les embarcations doivent convoyer la nuit prochaine une centaine de candidats à la traversée clandestine jusqu’à une plus grande pirogue cachée à plusieurs kilomètres de là.

C’est à son bord qu’ils braveront l’Atlantique pour rejoindre les îles Canaries, situées à 1 500 km de là. Depuis juin, les départs se sont succédé chaque semaine, les migrants profitant de la saison chaude pour rallier l’archipel espagnol.

Un groupe de plus de 700 personnes a été secouru, dans la nuit de vendredi à samedi 4 novembre, à bord de quatre embarcations au large de l’île espagnole d’El Hierro. Avec le renforcement des contrôles en Méditerranée, cette route est devenue la nouvelle porte d’entrée de l’Europe pour les candidats à l’immigration.

Capitaine de l’une de ces pirogues de 70 passagers, Lamp gagne ainsi sa place pour la traversée. Ce « service » lui fait économiser le prix du billet, fixé entre 300 000 et 500 000 FCFA (entre 450 et 725 €). Ce pêcheur de 40 ans apporte son ­expérience et fournit les vivres, l’essence et des ­médicaments pour ce voyage ­périlleux qui s’étale sur six à quinze jours. ­Parfois plus, à cause des ­détours pour éviter les contrôles ou lorsque l’embarcation s’est égarée.

« Pêcher ici n’est plus rentable, émigrer est un mal nécessaire », explique ce père de famille de quatre enfants. À quelques heures du départ, il se dit pressé et confiant. : « J’ai fait des bains purifiants, j’ai des gris-gris et les prières de protection de mon marabout. Tout ira bien, m’a assuré le voyant », dit-il pour se donner du courage. Comme de nombreux Sénégalais, Lamp est victime de la crise qui frappe le secteur de la pêche dans lequel travaille 15 % de la population.

« Les vagues migratoires depuis 2006 sont en lien direct avec la mauvaise gestion des ressources halieutiques et la prolifération des navires industriels étrangers qui menacent la pêche artisanale », explique Aliou Ba, de l’ONG Greenpeace. Ce pillage de la mer est la conséquence des accords de pêche signés par le ­Sénégal principalement avec l’Europe et l’Asie, qui autorisent ces derniers à pêcher massivement le thon et le merlu dans les eaux ­territoriales locales.

Résultat : autrefois parmi les plus poissonneuses au monde, les eaux sénégalaises se vident. « C’est le seul métier que l’on connaisse mais nos charges sont trop élevées, il n’y a plus de poisson pour nous faire vivre ici », soupire ­Mamadou Kane, pêcheur depuis trente-trois ans dont l’oncle et deux frères vivent en Espagne depuis 2020. De plus en plus de femmes et d’enfants embarquent avec les pêcheurs à bord de ces pirogues.

Comme ce garçon de 12 ans de la banlieue de Dakar, qui se prépare à traverser l’Atlantique pour retrouver sa mère arrivée en Espagne il y a un mois. Sur ces embarcations, on trouve aussi de jeunes diplômés sans emploi, des fonctionnaires ou « des gens qui travaillent et vendent leurs biens », selon Boubacar Sèye, président de l’association Horizon sans frontières.

« Même quand tu travailles, ce n’est pas assez pour s’en sortir », regrette Mouhamed, agriculteur de 19 ans, rapatrié cet été du Maroc et qui projette déjà de repartir pour « soutenir sa famille ». Aggravée par le Covid et la guerre en Ukraine, la crise économique affecte durement les ménages, poussant de plus en plus de jeunes à partir. « Ici, les enfants sont ­chargés d’une mission : ils doivent pourvoir aux besoins de leurs parents », analyse le psychologue Serigne Mor Mbaye.

La forte pression sociale fait souvent de la migration un projet familial, financé notamment par les mères. Et l’instabilité politique du pays accentue encore le phénomène. « Le recul de la démocratie a contribué au rush des départs. Les jeunes ont un désir de mieux-être, or l’offre politique les laisse dans leur errance et leur souffrance. Elle ne leur donne aucune perspective. Ils se sentent exclus dans leur propre pays, analyse le psychologue. Le sauve-qui-peut l’emporte face au sentiment de désespérance. »

Sur la plage de Mbour, l’espace de repos sert de base aux rabatteurs pour recruter les candidats au voyage vers l’Europe. Chaque place vendue leur rapporte environ 50 000 FCFA (76 €) ainsi que leur aller gratuit vers l’Espagne. Le pêcheur Ibrahima organise ces départs depuis 2020 : il distribue les précieux tickets en échange des paiements. « Ce n’est pas notre souhait de voir nos enfants et des pères de famille partir pour survivre. Mais face à ce gouvernement que voulez-vous faire ? », dit-il.

Ancien navigateur, Aziz s’est lui aussi lancé dans l’organisation de ces traversées il y a trois ans, après le départ en pirogue des huit pêcheurs avec qui il travaillait. À 60 ans, il coordonne le trafic en lien avec les propriétaires des pirogues, « souvent des migrants installés en Europe », et sélectionne les capitaines qui reçoivent 2 millions de FCFA (3 000 €) et deux places dans la pirogue.

Dans sa grande maison de Mbour, il accueille pour une nuit ou deux les candidats. « Personne ne peut les arrêter. Si tu essaies, c’est perçu comme de la méchanceté car il n’y a rien pour eux, le pays est ­saccagé », déplore-t-il.

Plusieurs acteurs du secteur pointent aussi la complicité de l’État dans ce trafic illégal. « Les garde-côtes sont une mafia. Les ­autorités sont au courant mais ferment les yeux tant qu’elles reçoivent leur part », confie Ibrahima. Pour lutter contre la migration irrégulière, le Sénégal a adopté, le 27 juillet, une stratégie axée sur la prévention, la gestion des frontières, la répression et la réintégration.

Mais la société civile déplore l’absence de réelle volonté politique pour endiguer cette saignée. La preuve, selon Aliou Ba : « Les accords de pêche entre le Sénégal et l’Europe ont été renouvelés alors que, dans le même temps, les financements pour la lutte contre la migration ­clandestine perdurent. »

Hausse spectaculaire des arrivées aux Canaries
L’archipel espagnol des Canaries fait face cette ­année à sa pire crise ­migratoire depuis 2006, via l’une des routes maritimes migratoires les plus dangereuses au monde.

Au total, 23 537 migrants sont arrivés aux Canaries entre le 1er janvier et le 15 octobre, soit 79 % de plus qu’à la même période en 2022, d’après les derniers chiffres du ministère espagnol de l’intérieur.

Des ONG font régulièrement état de naufrages meurtriers – dont les bilans non officiels se chiffrent, selon elles, en ­dizaines, voire en centaines de morts – dans les eaux ­marocaines, espagnoles ou internationales.

Clémence Cluzel

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