Cette belle réputation d’un Sénégal porteur des valeurs de sagesse, de tempérance et d’humanisme commence dangereusement à se déliter sous les coups de boutoir d’un modernisme qui ne dit pas son nom. La société de consommation qui crée des besoins artificiels a fini par imposer sa loi. Personne n’y échappe ! Et même ceux ou celles qui résistent pour ne pas être happés par cette lame de fond, flanchent de temps à autre.
C’est dire que les choses ne sont pas si simples. Pour mieux les appréhender, essayons de survoler d’un regard critique la société sénégalaise actuelle. Cette société telle que configurée est-elle viable sur le long terme ?
Un niveau élevé de dégradation des mœurs dans des pays comme les nôtres, est facteur de fragilisation aggravée du tissu social. Voyez le niveau de violence dans la société ! Violences physiques ! Violences psychologiques ! Violences symboliques : tout y passe ! C’est inquiétant !
Notre société, je ne sais par quelle alchimie, est devenue par la force des choses une société du… « m’as-tu-vu ». Qui n’a pas vu sur les réseaux sociaux et autres plateformes de diffusion d’images, les scènes ahurissantes d’hommes et de femmes distribuant des sommes faramineuses à des artistes et autres faiseurs de spectacles ou diseurs de bonnes nouvelles ?
Ce phénomène prend parfois des proportions grotesques avec des individus qui n’hésitent pas à distribuer en plein concert des liasses et des liasses de billets de banques sous les yeux médusés d’une foule qui se demande intérieurement : « comment ces gens-là font-ils pour avoir une quantité aussi importante d’argent dans un contexte économique assez morose pour ensuite … le jeter par la fenêtre ? ».
La question vaut son pesant d’or mais bon, comprendre le Sénégalais dans ses ressorts psychologiques les plus profonds, n’est pas donné au premier venu. Quoi qu’il en soit, le fait est là. Personne ne peut le nier !
On donne pour être chanté, célébré ! On donne pour faire le buzz dans les radios et télévisions ! On donne pour acheter des silences, …des amitiés ! On donne mais … le donner sonne faux parce que la noblesse du geste se perd dans des considérations mercantiles.
Dans une localité dont je tairai le nom, les populations racontent en ironisant le cas de cet homme qui ne donne de l’argent qu’en public. Au-delà de son aspect anecdotique, ce fait est révélateur de l’état d’esprit de certains de nos concitoyens.
Ce qui est sûr et certain, ces hommes et femmes, prodigues, ne font pas ces gestes de donation par pur altruisme. Beaucoup cherchent à attirer les feux de l’actualité sur eux. N’a-t-on pas vu ces temps derniers une dame mariée à une haute autorité de la République, exhiber dans une grande manifestation un collier en or impressionnant par sa taille et son poids. Elle a réussi son coup ! Tous les journaux se sont précipités pour montrer cette dame, tout sourire, sous toutes les coutures.
Dans sa communication portant sur « les valeurs de civilisation sénégalaises d’hier à aujourd’hui (aspects philosophiques) », le professeur Abdou Sylla révèle la propension de nos femmes à faire du « m’as –tu-vu » : « Et pour beaucoup d’entre elles, l’émancipation, la promotion socio-professionnelle, la liberté et la réalisation de soi devaient s’extérioriser, se manifester par l’extravagance esthétique et l’exhibitionnisme : parure et vêture à profusion étaient souvent disproportionnées et inappropriées ; une cosmétique importée (donc méconnue) pour rendre la peau moins noire c’est-à-dire moins laide (c’est le phénomène du khéssal) : et les cérémonies familiales (mariages, baptêmes et même parfois décès…) étaient l’occasion d’exhiber tout cela ; c’est-à-dire toutes ces richesses, essentiellement destinées à prouver à la prétentieuse d’en face que « je suis plus riche et plus belle » parce que plus couverte d’or, de fards, de cosmétiques, plus rouge ou plus jaune ou plus orange mais « JAMAIS PLUS BLANCHE » in Ethiopiques, 1981.
Après tous ces développements, l’interrogation qui vient à l’esprit est celle-ci : pourquoi cette propension à vouloir exposer sur la place publique sa puissance financière ou matérielle ?
Pour comprendre le phénomène qui nous occupe, il me paraît important d’interroger le fonctionnement de la cellule familiale en Afrique. Dans celle-ci, on n’accorde pas une place centrale à l’enfant. Ils sont nombreux à penser que la meilleure éducation pour un enfant est l’éducation à la spartiate. La preuve, le tollé que déclenchent souvent certaines interventions en faveur des talibés. Combien de fois l’Etat central a-t-il reculé dans son besoin d’apporter des changements qualitatifs dans la vie des talibés ? C’est dire !
Au fait, beaucoup croient dur comme fer que plus on est dur avec l’enfant, mieux ça vaut pour lui. Cette façon d’agir, pensent-ils, aide l’enfant à mieux grandir socialement, psychologiquement. A voir !!! Ici, on ne prend pas beaucoup en compte les besoins spécifiques aux enfants.
Qui se soucie de demander l’avis des enfants ? Personne ! Ne dit-on pas chez nous : « Xalé, xamul Yala, wayé xamna yar ! ». Autrement dit, l’enfant ne connaît pas Dieu mais il connaît la chicote. Quand vous évoluez dans un environnement pareil fait de frustrations, de brimades de toutes sortes, de souffrances innommables — rares, très rares sont ceux ou celles dans nos contrées qui sont nées avec une cuillère en or ou même en argent à la bouche — il est tentant quand la « réussite » sonne à la porte de faire la grosse tête et de chercher à impressionner par tous les moyens. En quelque sorte, une sorte de revanche sur un passé assez douloureux !
Quant à Alassane Kitane (AK), brillant philosophe, il pointe du doigt dans son analyse la culture reçue comme étant un facteur important dans le façonnement de cette mentalité « m’as-tu-vu » ; laquelle plombe durablement notre décollage économique : « Le m’as-tu vu, à mon avis, a des racines culturelles : nous sommes éduqués non pour nous dépasser nous- mêmes, mais pour damer le pion à autrui.
La concurrence ou compétition est dans toutes les sphères et dans tous les leviers d’éducation (y compris dans le domaine de la religion où on ne cherche pas à atteindre la pureté et la perfection intérieure, mais pour impressionner). Nous cachons nos défauts au lieu d’y remédier : c’est ce qui fait qu’au lieu de chercher à nous rendre meilleurs, nous cherchons à paraître aux yeux d’autrui. »
Ce faisceau de lumière projeté par AK sur le phénomène est fort intéressant. AK n’a pas tort ! Je crois savoir que ce « m’as- tu-vu »-là est l’expression pervertie peut- être d’une société traditionnelle communautaire où le contrôle social est très puissant, et où l’existence se passe au milieu des autres.
Pour tout dire, le « m’as –tu-vu » poussé dans sa forme extrême dans ce pays traduit quelque part la forme dégradée du sentiment de l’honneur, et des valeurs de générosité et de prodigalité qui vont avec.
Au demeurant, cette réalité que nous tentons de comprendre n’est pas tombée du ciel. Elle a une explication rationnelle.
Cette mentalité « m’as-tu-vu » traverse toute la société et n’épargne aucune catégorie sociale. Comment expliquer que, dans un pays aussi pauvre et endetté de surcroit que le nôtre, au moindre déplacement d’une autorité de la République, on déploie des dizaines de voitures de luxe sur nos routes ? A quelle fin ?
La seule certitude, c’est qu’il y a une relation compliquée entre l’Africain et le pouvoir. Il est rare de voir ailleurs la mise en circulation d’une dizaine, voire d’une centaine de voitures lors d’un déplacement d’une autorité.
Toujours dans la quête de réponses à certaines de nos préoccupations, ne pourrions-nous pas soupçonner dans la mise en place des infrastructures de prestige le désir peut-être inconscient de l’autorité pour impressionner, frapper les esprits, donner l’impression qu’elle travaille ?
A cette interrogation, AK répond : « Les élites politiques et les populations sont toujours dans des relations dialectiques : les vices des unes sont perçues comme des valeurs par les autres. Les infrastructures de prestige sont pour un gouvernement ce que la misère dorée est pour un individu. Le gouvernement cherche à tromper le peuple et les pays analogues, comme le citoyen pauvre qui vit dans une misère dorée cherche à tromper ses concitoyens. »
Tout compte fait, la mentalité du « m’as- tu-vu » constitue un facteur de blocage sur le chemin du progrès social et économique. Tous les experts des questions de développement s’accordent à reconnaître que, entre autres, là où il n’y a pas épargne intérieure, l’expansion économique est pure chimère.
Dans ces conditions, il y a lieu de remodeler notre société en faisant appel aux valeurs de rigueur, d’efficacité, de sobriété et de tempérance qui ont permis des avancées notables dans tous les domaines ailleurs.
Après ce large tour d’horizon, retenons en conclusion ces mots fort sages de AS qu’il nous faut intégrer dans notre vécu si nous voulons nous en sortir un jour : « Dans le processus d’intégration de ces valeurs, il convient d’éviter le moralisme qui ne saurait résoudre seul les problèmes. Il est préférable de viser à éduquer par l’exemple et la création de conditions favorables.
Parmi ces conditions, viser la protection de la jeunesse — et par extension la population dans son ensemble (la partie qui se trouve entre les tirets, est de votre serviteur) — des agressions culturelles provenant des médias. »
Madi Waké TOURE
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