Selon l’opposition, dont le leader Ousmane Sonko est détenu et en grève de la faim, et le principal parti dissous, le pays compterait plus d’un millier de « détenus politiques ». Le président, Macky Sall, illustre un autre versant de la crise « démocratique » en Afrique de l’Ouest.
Ousmane Sonko, le principal opposant au Sénégal, vient de commencer sa cinquième semaine de
grève de la faim. Interpellé le 28 juillet chez lui pour « vol de téléphone portable », il a été inculpé de plusieurs chefs d’accusation, dont « appel à l’insurrection », « atteinte à la sûreté de l’État », « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste », et placé en détention.
Depuis plusieurs jours, celui qui est aussi maire de Ziguinchor, âgé de 49 ans, est hospitalisé dans un service de réanimation d’un hôpital militaire, à Dakar. Inquiets pour sa vie, ses avocats plaident pour sa libération.
Ils ne sont pas les seuls : plus de 140 anciens ministres, juristes, hommes et femmes politiques, professeurs d’université, défenseurs de droits humains, ont demandé dans une tribune au président Macky Sall de « donner les instructions nécessaires » pour sa « mise en liberté d’office ».
Ces personnalités publiques exhortent aussi le chef de l’État à retirer, afin de retrouver « un ordre constitutionnel garantissant le pluralisme intégral », un décret pris le 31 juillet pour dissoudre la formation politique d’Ousmane Sonko, le parti des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef).
Même si les autorités ne dissimulent pas, depuis deux ans, leur désir de barrer la route à Ousmane Sonko et à
son parti avant l’élection présidentielle de février 2024, personne n’imaginait qu’elles iraient jusqu’à les faire disparaître purement et simplement de la scène politique. Et ce, d’autant plus que Pastef, créé en 2014 par des intellectuels voulant inventer une « nouvelle gouvernance économique et sociale » non dépendante ou soumise à l’extérieur, compte vingt-trois députés et dirige plusieurs dizaines de collectivités territoriales.
La presse sénégalaise a dû faire un peu d’histoire pour rappeler la date de la dernière dissolution d’un parti : 1963, pour le Bloc des masses sénégalaises, de Cheikh Anta Diop. Elle a eu lieu sous la présidence autoritaire de Léopold Sédar Senghor.
Dans la foulée de l’interdiction de Pastef, de nombreux cadres et militant·es, dont des élus locaux, ont été arrêtés et emprisonnés à leur tour. L’opposition parle aujourd’hui de plus d’un millier de « détenus politiques ». Certains d’entre eux observent aussi une grève de la faim.
Pour justifier ses décisions, le gouvernement a indiqué qu’Ousmane Sonko et son parti, qui représentent l’espoir d’un changement de gouvernance pour une bonne partie de la jeunesse, avaient « fréquemment » appelé leurs partisans « à des mouvements insurrectionnels, ce qui a entraîné de lourdes conséquences, incluant de nombreuses pertes en vies humaines, de nombreux blessés, ainsi que des actes de saccage de biens publics et privés ».
Dans la ligne de mire des autorités : les journées de révolte qui ont secoué le pays en mars 2021 et en juin 2023. Les premières avaient été déclenchées par l’interpellation d’Ousmane Sonko, alors qu’il se rendait à une convocation judiciaire après une plainte pour « viols et menaces de mort » déposée contre lui – et qu’il a qualifiée de « complot politique » conçu pour l’écarter de la course à la présidence.
Les suivantes ont eu lieu après l’annonce, le 1er juin 2023, de sa condamnation par contumace à deux ans de prison ferme pour corruption de la jeunesse, un motif qui ne faisait pas partie de la liste des délits pour lesquels il était poursuivi – il a été acquitté des accusations de viols.
Ces manifestations ont été à chaque fois brutalement réprimées par les forces de sécurité, qui ont tiré à balles réelles, et aux côtés desquelles opéraient des groupes d’hommes habillés en civil et armés. En tout, trente-sept personnes ont été tuées, d’après l’ONG Amnesty International, qui a demandé une enquête indépendante sur cette « répression meurtrière ».
Mais les arguments avancés par le gouvernement, qui a depuis fait savoir qu’Ousmane Sonko était radié des listes électorales en raison de sa condamnation à deux ans de prison, n’ont pas convaincu.
« Otage politique »
« Dissoudre un parti politique est un acte si grave qu’il ne saurait relever de la seule appréciation de l’exécutif, dirigé par un président qui est en même temps chef d’un parti politique concurrent », a déclaré le député et ancien ministre Thierno Alassane Sall, parlant d’une décision relevant « d’une procédure expresse et opaque », aux fondements juridiques « obsolètes et scélérats ».
Alioune Tine, ancien président de la Raddho, une association de défense des droits humains, a lui aussi fait part de son inquiétude : « Nous vivons sans doute une des séquences les plus tragiques de notre histoire politique, celle qui renvoie à la criminalisation de l’opposant pendant la période coloniale. »
Avant son interpellation du 28 juillet, Ousmane Sonko, qui a aussi écopé en appel de six mois de prison avec sursis pour diffamation et injures à l’égard du ministre du tourisme, a vécu reclus avec sa famille chez lui, à Dakar, encerclé par les forces de sécurité, placé de facto en résidence surveillée, en dehors de toute disposition légale. Ses avocats ont eu toutes les peines du monde à le voir durant cette période, qui s’est étalée du 28 mai au 24 juillet.
Pendant ce temps, la Casamance, sa région, vivait elle aussi un quasi-blocus : les ferries la reliant à Dakar ne circulaient plus, tout comme les cars de la compagnie nationale de bus Dakar Dem Dikk.
La coalition de l’opposition Yewwi Askan Wi (« Libérer le peuple », en wolof), dont fait partie Pastef, a dit tenir Macky Sall pour « unique responsable » de tout ce qui adviendrait à « l’otage politique Ousmane Sonko », décrit comme un « homme de convictions » par ses camarades, ainsi qu’à tous les autres « détenus politiques ».
Faire taire la jeunesse africaine
Si le chef de l’État, 61 ans, a annoncé le 3 juillet qu’il ne se représenterait pas en février 2024, après avoir longtemps laissé croire qu’il voulait faire un troisième mandat (ce qui aurait été inconstitutionnel), il continue manifestement de jouer un rôle de premier plan dans les manœuvres politiques en cours pour la présidentielle.
Après avoir réussi à diviser une partie de l’opposition, puis à écarter, en tout cas pour l’instant, le concurrent le plus sérieux, c’est lui qui désignera le candidat de sa coalition.
Il semble ainsi vouloir suivre l’exemple de l’ancien président du Niger, Mahamadou Issoufou, qui a choisi son successeur, Mohamed Bazoum, l’a fait élire en 2021 à la tête du pays, et a continué ensuite de peser sur la conduite de l’État, jusqu’au putsch du 26 juillet dernier.
À propos de ce coup d’État militaire au Niger, Macky Sall a d’ailleurs déclaré qu’il le condamnait « fermement », et il fait partie de ceux qui soutiennent l’idée d’une intervention armée pour aller « restaurer l’ordre constitutionnel » à Niamey.
On pourrait penser qu’il est contradictoire de vouloir d’un côté défendre la « démocratie » au Niger, et de l’autre anéantir le principal parti de l’opposition au Sénégal. Mais ces deux démarches relèvent en réalité de la même logique : faire taire cette jeunesse africaine, nombreuse et impatiente, en quête de souveraineté et d’égalité, qui au Sénégal suit Ousmane Sonko et qui au Niger, au Mali et au Burkina Faso, soutient les militaires qui ont fait tomber des pouvoirs considérés comme prédateurs et subordonnés à des intérêts étrangers, avec l’espoir qu’ils changeront le cours des choses.
Les jeux ne sont cependant pas totalement faits au Sénégal : « En septembre, Macky Sall sera tenu par les délais. Il va devoir désigner son “candidat” et la bataille s’ouvrira. Les “frustrés” de son camp ne feront plus corps avec le pouvoir. Et Pastef qui aura eu le temps de se réorganiser sera d’attaque », analyse Félix Atchadé, membre du comité central du Parti de l’indépendance et du travail (PIT).
Fanny Pigeaud avec MEDIAPART
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