Culture

Musée des Civilisations Noires de Dakar : un Panafricanisme revendiqué

L’origine des mondes culturels |Élu par le magazine Time comme l’un des 100 lieux phares à voir dans le monde, le jeune Musée des civilisations noires de Dakar mise sur un art transafricain contemporain pour mettre en lumière le pluralisme du continent. Un défi inédit devenu réalité en 2018 grâce au soutien financier de la Chine.

Au cœur de la capitale sénégalaise, la structure du MCN évoque une petite case ronde très commune en Afrique, mais ici de 14 000 mètres carrés sur quatre étages. Le Musée des civilisations noires de Dakar – momentanément fermé en raison de la Covid-19 – se veut le symbole d’une volonté commune de différents pays du continent africain de s’unir afin de montrer la diversité de leurs traditions culturelles et de leurs artistes contemporains. Un projet global panafricain qui remonte aux années 60, finalement permis par l’aide financière de la Chine, et qui aboutit au moment même d’un débat sans précédent en France sur la restitution des biens culturels africains.

Une idée portée dès 1966 par Léopold Sédar Senghor
Suite aux indépendances successives des anciennes colonies du continent, plusieurs voix ont émergé avec la volonté de lancer un projet qui réunisse tous les pays d’Afrique. Il s’agissait de rassembler tous ces peuples autour d’un but commun pour qu’ils puissent s’affirmer sur la scène internationale, en excluant les restes de colonialisme européen.

L’idée d’un musée comme clé de voûte de cet objectif est évoquée en septembre 1956 au premier Congrès des écrivains et artistes noirs, à la Sorbonne. Elle est ensuite proposée en 1966 à Dakar lors du premier Festival mondial des arts nègres par Léopold Sédar Senghor, intellectuel et président du Sénégal de 1960 à 1980. Il souhaite mettre en œuvre ce projet culturel africain au Sénégal même, provoquant dès lors de vives critiques parmi les représentants du mouvement panafricain.

Historien, spécialiste de l’Afrique et du panafricanisme, Amzat Boukari-Yabara revient sur ce mouvement « qui s’inscrit dans une histoire, dans des résistances menées par des esclaves déportés dans les Amériques, donc à partir du XVIe, XVIIe siècle. À travers des résistances culturelles, militaires, politiques, sociales et qui s’est cristallisé au XIXe siècle au moment des abolitions ». Cette conception politique qui encourage l’autonomie du continent africain et la solidarité entre ses citoyens sera par ailleurs revisitée à l’aube des indépendances africaines dans les années 50 et 60. Ce projet muséal panafricain souhaite ainsi s’inscrire dans ce mouvement en mettant en avant des objets forts d’affirmations culturelles.

Après un long silence des instances politiques, l’idée ressurgit dans les années 2000 par le biais de plusieurs intellectuels et du Président sénégalais Abdoulaye Wade. Cependant, pendant de nombreuses années les difficultés et les doutes s’accumulent. Malgré une volonté première de construire par leurs propres moyens un projet exclusif au continent, le musée ne pourra voir le jour que bien des années plus tard grâce au financement des infrastructures par la Chine. La première pierre de ce futur musée est posée en 2003 alors même qu’il n’a pas encore été décidé « ce que sera le musée » : sa place dans le paysage muséal, ses missions, les outils à mettre en place, les stratégies et mécanismes pour mener des activités, etc.

Fin juillet 2016 a alors lieu une Conférence Internationale de Préfiguration du Musée des civilisations noires. Plusieurs acteurs et historiens sénégalais se réunissent, dont l’actuel directeur général du lieu, le professeur Hamady Bocoum, afin de déterminer les missions et les visées de ce projet culturel.

Deux objectifs émergent alors :

Réaliser un musée non-ethnographique, c’est-à-dire non consacré uniquement aux arts premiers, et non-commémoratif du passé d’esclaves des populations du continent. L’idée est de mettre en lumière d’autres aspects méconnus de l’Afrique, pour que le musée devienne un « outil de développement scientifique, culturel, économique et social couplant technologie et respect des arts et cultures africaines ».

Montrer la vitalité de l’ensemble du continent africain à travers « des cultures et civilisations des mondes noirs« . Cette réappropriation de son histoire culturelle passe par la mise en place de logiques et politiques muséales propres au continent africain, tel un musée qui soit aussi un centre culturel avec des espaces d’échanges et de créations.

Le Musée des civilisations noires est finalement inauguré à Dakar le 6 décembre 2018 par le Président du Sénégal, Macky Sall, en présence de nombreux officiels et représentants des pays africains. Plus de 500 œuvres d’art sont ainsi présentées dans ce nouveau lieu de culture. Pour le dirigeant Macky Sall, alors en campagne pour un deuxième mandat à la tête du pays, ce projet culturel fait « resurgir en nous les précurseurs du panafricanisme et de l’identité africaine ».

Un financement chinois déterminant
Cet événement pour l’Afrique de l’Ouest n’aurait pu aboutir sans la Chine. Elle a doté le musée d’un financement conséquent en investissant l’équivalent de 35 millions d’euros pour la totalité de sa construction et pour de nombreux équipements culturels. Un investissement croissant dans la sphère culturelle du Sénégal pour la République populaire de Chine qui avait auparavant financé le Grand Théâtre national en 2011 et construit le plus grand stade du Sénégal dans les années 80.

Le 10 janvier 2014, en amont d’une visite sur le chantier du Musée des civilisations noires de Dakar et dans le cadre d’une grande tournée africaine, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, avait affirmé que son pays « serait toujours un champion » des causes africaines. Lors de l’inauguration du musée en décembre 2018, c’est le ministre chinois de la Culture, Luo Shugang, qui vint spécialement de Pékin pour assister à l’événement. Il déclara que cette réalisation de grande envergure était le symbole « de l’amitié et de la solidarité des peuples chinois et sénégalais ». Le MCN est par la suite devenu l’emblème du partenariat Sino-Sénégalais pour Dakar et Beijing qui revendiquent des relations politiques, commerciales ou sportives au beau fixe, bien que sa construction fit pourtant l’objet de dissonances entres les équipes des deux pays.

Spécialisé dans la diplomatie culturelle de la Chine et la question du ‘soft power’ du régime, Emmanuel Lincot rappelle pourtant qu' »il y a quelques années, le Sénégal était encore l’un des rares États africains qui ne reconnaissait pas Pékin en tant que Chine légale, c’était Taïwan. Et puis sans doute y eut-il des tractations, la diplomatie du carnet de chèques qui fait que, bon, le gouvernement sénégalais a changé de position » :

Le président du MCN, Hamady Bocoum, a affirmé à plusieurs reprises dans des interviews et conférences son entière reconnaissance envers la République populaire de Chine. Pour autant, il a rappelé et revendiqué l’indépendance des Sénégalais sur ce projet panafricain en rappelant qu’ils ont eu la main sur la structure et la création d’une vision muséale propre.

La conception architecturale du musée a fait l’objet de nombreux désaccords qui ont perturbé la réalisation du Musée des Civilisations noires de Dakar. Des mésententes entre les équipes chinoises et sénégalaises ont d’ailleurs pu se faire sentir à d’autres échelles. Les représentants chinois ont proposé de nombreux plans, mais particulièrement inspirés de bâtiments traditionnels asiatiques. Les pourparlers ont été âpres jusqu’à ce qu’un compromis soit trouvé : la conception architecturale est laissée à l’imagination de l’équipe sénégalaise, mais la mise en œuvre est réalisée par l’Institut d’architecture de Beijing (Beijing Institute of Architectural Design) conjointement à l’entreprise chinoise Shanghai Construction Group. De plus, de nombreuses gravures et plaques commémoratives ont été intégrées au musée afin de montrer l’implication et l’aide importante apportée par la République populaire de Chine.

À l’automne dernier, l’exposition « L’émergence de la campagne chinoise à travers le développement » a également marqué ce lien. Elle était organisée en collaboration avec l’académie des Beaux-arts de l’université de Shanghai. Son vernissage a accueilli une importante délégation chinoise ainsi que l’ambassadeur de la Chine au Sénégal.

Montrer la modernité du continent grâce à une architecture symbolique revisitée
Situé près du centre-ville de Dakar, l’édifice construit sur 4 niveaux thématiques et 14 000 mètres carrés fait face au Grand Théâtre national, également construit par la Chine. Son architecture est notamment inspirée des cases à impluvium de la Casamance, au sud du Sénégal, et du Grand Zimbabwe. La structure se veut telle « une petite case ronde très commune en Afrique », ici repensée pour y introduire la lumière du jour dans l’ensemble des espaces du musée.

Plusieurs salles font aussi écho aux habitudes culturelles sénégalaises, tel l’Espace ouvert appelé « pénc », soit en Wolof « place publique ». Il est composé de gradins et d’un podium pour réaliser des conférences participatives.

Pour se différencier des conceptions occidentales classiques, les galeries fermées ont laissé place à des espaces de rencontre ouverts à la création, aux performances artistiques et à la médiation culturelle auprès des populations africaines.

La force d’objets phares
Les œuvres mises en avant sont ancrées dans l’histoire sénégalaise, et plus largement dans la construction des pratiques culturelles du continent africain. Le musée présente dans un même lieu des vestiges archéologiques, des objets de cultes ou des costumes traditionnels comme ceux des chasseurs Dogon, ainsi que des photographies et créations contemporaines engagées.

Des objets avec une symbolique forte comme le crâne de Toumaï, plus ancien ancêtre de l’Homme connu à ce jour, qui retracé lors de l’inauguration du musée l’histoire et l’évolution du continent africain, berceau de l’humanité.

Au cœur du MCN, dès l’entrée qui accueille le visiteur : un baobab, l’arbre aux mille usages si présent et précieux dans les villages et villes d’Afrique. Ici, le géant de métal rouillé, de 12 mètres de haut et 22 tonnes, est signé de l’artiste haïtien installé à Miami, Édouard Duval-Carrié.

Autre objet phare à plusieurs titres : le sabre d’El Hadj Oumar Tall, héros et fondateur de l’Empire toucouleur au XIXe siècle, figure de la résistance face aux conquêtes françaises. L’un des objets emblématiques du chef religieux sénégalais pris de force en 1894 par le colonel Louis Archinard, jusqu’ici exposé avec d’autres épées au Musée des Invalides à Paris. En novembre 2019, lors d’une visite officielle d’Édouard Philippe au Sénégal, la France a ainsi remis au musée l’objet emblématique, et annoncé l’enclenchement du processus de restitution définitive. Une première conséquence du débat sur la restitution des œuvres d’art africaines et des engagements d’Emmanuel Macron à ce sujet après le rapport Sarr-Savoy.

Et le pari de nombreuses expositions, y compris panafricaines
Les expositions se renouvellent régulièrement, en particulier avec des collections temporaires présentées tous les deux à quatre mois au public. L’objectif est de montrer la pluralité des arts africains, sans avoir une exposition permanente comme dans les pays occidentaux. Plusieurs présentations éphémères ambitionnent ainsi de montrer aux populations africaines la pluralité des historicités, pratiques et mouvements artistiques de leur patrimoine culturel.

Les projets d’expositions privilégient aussi des œuvres contemporaines pour faire connaître sur le continent des artistes africains surtout connus à l’étranger ou pour mettre en avant des artistes locaux. Lancée à Casablanca en juin 2019 et portée par la Fondation pour le développement de la culture contemporaine africaine (FDCCA), l’exposition itinérante panafricaine Prête-moi ton rêve y a ainsi offert une carte blanche à une trentaine d’artistes de quinze nationalités, réputés dans le monde entier mais souvent mal connus sur le continent. Les œuvres rassemblées illustrent les préoccupations des jeunes Africains et leurs prises de conscience face aux défis actuels de la région.

La journaliste Roxana Azimi rappelait en juin 2019 dans Le Monde que « L’utopie d’un panafricanisme artistique n’est pas récente. Elle est au cœur du collectif Invisible Borders The Trans African Project, qui organise depuis 2009 des équipées artistiques sur les routes africaines. C’est aussi l’une des préoccupations du fonds African Artists for Development (ADD) qui, depuis trois ans, a fait circuler l’exposition Lumières d’Afrique dans quatre villes du continent, notamment à Rabat ».

Une coopération transafricaine aux limites géopolitiques et historiques
Ce lieu de culture inédit souhaite donc incarner une nouvelle vision muséale propre à l’Afrique. Être la pierre angulaire du continent en présentant en un même lieu toute la richesse des mouvements et cultures africaines. Devenir le concepteur privilégié d’expositions originales, sans bases occidentales, afin que les historicités africaines soient contées par les Africains pour les Africains d’aujourd’hui.

En 2018, dans Présence africaine, Hamady Bocoum, le directeur du MCN, affirmait notamment :

« Il ne s’agit plus de se satisfaire d’institutions héritées de la colonisation mais de donner corps à un rêve, vieux de plus de cinquante ans et dont le but ultime est de créer un ancrage puissant, un référent de dimension mondiale pour toutes les civilisations noires. »

Mais malgré cette volonté d’unifier les pays africains autour de ce projet majeur, certains enjeux stratégiques entrent en conflit.

Après l’inauguration du Musée des civilisations noires, de nombreux dirigeants ont affiché leur soutien sans faille au projet. Ils ont d’ailleurs montré leur unité face aux Européens lors de leurs demandes de restitutions des œuvres prises lors de la colonisation ou de recherches anthropologiques. Ces dirigeants ont aussi affirmé dans les médias leur volonté de promouvoir dans tout le continent l’art africain, et de mener une coopération active entre les pays comme avec des expositions itinérantes ou le prêt d’œuvres d’artistes issus de l’ensemble de l’Afrique, de pays francophones comme anglophones.

Mais derrière cette communication, les pays africains font plus que jamais face à leurs dualités : des rivalités territoriales et hégémoniques sur le continent.

Afin de centrer les expositions autour du MCN de Dakar, les pays ouest-africains et frontaliers du Sénégal avaient assuré ne pas créer dans l’immédiat de nouveaux musées dans la région. Cette garantie était pour le Sénégal un moyen d’asseoir un peu plus son influence sur la région, dans le but d’attirer des investisseurs grâce à sa stabilité politique et son activité économique.

Pour limiter l’expansion de son autorité dans les affaires culturelles, de nombreux pays ont finalement engagé des pourparlers avec la Chine pour construire respectivement leurs musées dédiés au panafricanisme et à l’art contemporain africain. Ils ont également transformé d’anciens bâtiments en musée peu de temps après l’inauguration du MCN, comme au Togo avec le palais de Lomé, désormais dédié à réconcilier les mémoires en promouvant les artistes africains et togolais, du passé et présent.

« Il est tout à fait possible de construire un projet culturel panafricain global » estime le spécialiste du panafricanisme Amzat Boukari-Yabara. « Encore faut-il voir qui est à la manœuvre. Le projet du MCN part quand même d’une impulsion nationale sénégalaise. » [Le compte Twitter du musée et ses nombreux retweets du Président Macky Sall l’illustre bien, NDLR]

Et celui qui considère qu' »il ne suffit pas de regrouper différentes choses d’un peu partout en Afrique pour s’inscrire dans du panafricanisme » d’ajouter que « Le Musée des Civilisations noires s’inscrit dans une forme de, je ne vais pas dire d’impérialisme culturel du Sénégal, mais le Sénégal a toujours été un pays ‘privilégié’, dans une certaine visibilité et production culturelle » :

Enfin, Amzat Boukari-Yabara rappelle qu' »Il peut y avoir plus de solidarité entre des peuples identiques de deux, trois États différents qu’entre les États ou les gouvernements eux-mêmes » :

Ces difficultés voire tensions sont aussi apparues au gré de la grande exposition panafricaine itinérante Prête-moi ton rêve, avec des problématiques de concurrence entre les lieux d’expositions de chaque pays. Certaines œuvres manquent selon le pays d’accueil à cause de différences financières, structurelles, de garanties et d’avantages donnés aux collectionneurs d’œuvres privés. Le commissaire de l’exposition a invoqué des questions sécuritaires et de douanes, mais cet aspect relèverait plutôt d’une concurrence de rayonnements culturels dans la région.

Laetitia Asgarali Dumont et Eric Chaverou

Digital Manager - Chef de projet chez Alixcom Dakar | E-mail: saliou@dakar-echo.com | +221 77 962 92 15

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