SociétéVedette - La UNE

Des rappeurs porte-voix de la contestation

Déjà à la tête du mouvement qui avait poussé Abdoulaye Wade à accepter sa défaite lors des élections présidentielles de 2012, les rappeurs sénégalais ont de nouveau tiré la sonnette d’alarme pour dénoncer la mal-gouvernance du président Macky Sall. Retour avec certains d’entre eux sur la situation qui a mené le Sénégal à l’insurrection la semaine passée.

« Le pouvoir et l’argent ça rend fou / Des fous dangereux qui sont accrocs au pouvoir et aux grosses galettes / Ils nous laissent comme pourboire l’écho des armes à feu et des machettes / Ils mettent le peuple à genoux avec des dettes / Prennent la poudre d’escampette avec des grosses mallettes ».

Il y a tout juste un an le groupe de rap et de hip-hop Daara J Family tançait dans son album, Yamatele, les dérives autoritaires et la corruption de certains pays en s’inspirant du leur, le Sénégal. Les manifestations qui ont agité le pays ces derniers jours et l’ampleur de la protestation n’ont donc aucunement surpris Faada Freddy et Ndongo D, les deux voix de Daara J Family.

« C’était prévisible, nous confie le premier depuis Dakar, encore sous le choc des douze morts et des centaines de blessés annoncés le 8 mars à l’issu des rassemblements. Nous avons averti le gouvernement à plusieurs reprises et lui avons demandé d’adapter les mesures sanitaires aux réalités sociales : la population majoritairement démunie ne pouvait plus faire face au coût de la vie très élevé. Bloquer les secteurs informels, comme celui des artistes, sans aide, ça ne pouvait que tourner vinaigre ».

Dans une petite vidéo diffusée en décembre dernier, ils adressaient au gouvernement un message posé mais indigné pour dénoncer l’interdiction faite aux musiciens de jouer dans les débits de boissons alors que les restaurants restaient ouverts. Surtout, ils s’étonnaient que dans le même temps, la 3e édition des Financial Afrik Awards à Dakar ait été clôturée par un dîner de gala avec à clef… un orchestre et la bénédiction des ministres de l’économie et de la culture.

LE COVID, UN RÉVÉLATEUR DES DISPARITÉS SOCIALES
« Le mouvement rap au Sénégal est authentique, garantit Faada Freddy. Nous avons toujours supporté ce combat contre l’injustice, tous les rappeurs sans exception. On ne le fait pas pour nous-mêmes mais pour que nos enfants ne naissent pas avec ce type d’exemple de gouvernance basée sur la corruption, la domination de la force et de l’argent ».

L’argent, la plupart des artistes peu connus n’en voient pas la couleur dans une société où le fossé s’est creusé entre une minorité très riche et une majorité de plus en plus pauvre. Ils n’ont aucune protection sociale, pas de couverture maladie, pas de retraite.

Un projet de loi sur le statut des artistes a été voté fin 2020, mais en attendant de le voir appliqué, ils cumulent des petits boulots pour vivre, jouent dans les lieux de restauration pour percevoir au mieux et en temps normal l’équivalent de cinquante euros par semaine.

« Les artistes font partie du secteur informel, ils gagnent leur vie au jour le jour, comme les vendeurs à la sauvette » résume Ndongo D. L’épidémie, avec la mise en place de l’état d’urgence et du couvre-feu, a porté un coup sévère à ces gagne-pains. Elle a, selon Ndongo D, rendu encore plus visible les nantis. Eux, ont continué à vivre comme avant, à voyager, à parader dans des grosses voitures et à aller bruncher au Pullman les dimanches.

« Les gens ont cassé des supermarchés, déplore Faada Freddy, les magasins de leurs propres concitoyens aussi. Mais c’est le résultat de la misère, ils n’ont rien à manger. La population est fatiguée de ce système où, à l’Assemblée nationale comme au Tribunal, les dirigeants décident comme bon leur semble. On est dans une dictature où tous les opposants sont emprisonnés ».

RÉACTIVITÉ ET SOLIDARITÉ DU RAP SÉNÉGALAIS
L’incarcération d’Ousmane Sonko, principal opposant au président Macky Sall, a été le détonateur. Accusé de viol – ce qu’il a toujours démenti et nombreux sont ceux qui crient au complot pour l’éloigner de la course à la présidentielle de 2024 – il a cristallisé un ras-le-bol général. « Ça a été un déclic, assure Ndongo D.

Les jeunes ont pris conscience que c’étaient eux les gardiens de la démocratie et tout le monde est descendu dans la rue spontanément ». Les rappeurs, ancienne ou nouvelle génération, n’ont pas attendu pour réagir. Pas besoin de s’associer en collectif comme en 2011 avec le mouvement Y’en a marre qui avait alors structuré la contestation. « On est tous solidaires » affirme Ngongo D.

Pas d’alliance non plus avec le M2D (le Mouvement de défense de la démocratie qui réunit des partis politiques, dont celui de Sonko, et des acteurs de la société civile). Tous – Daara J, Ngaaka Blindé, Canabasse, Didier Awadi avec PBS, Hakill, Dip Doundou Guiss, Nitdoff – ont fait preuve d’une réactivité immédiate, manifesté, dénoncé l’injustice, l’arrogance du pouvoir, les violences et la censure sur les réseaux sociaux, les plateaux télé.

Mieux, la plupart d’entre eux ont réalisé dans l’urgence des clips mis en ligne sur Youtube dès le 6 mars qui reflètent non seulement les revendications des Sénégalais mais témoignent d’un savoir-faire efficace, d’esthétiques variées. « C’est nous qui choisissons entre déjeuner ou dîner / Chaque jour est une épreuve et ça durant toute l’année / On ne voit jamais d’actes, que des mots » scande Hakill ; « Allo, allo monsieur le Président, rien ne va plus dans le pays, j’ai vu des scènes de guerre, tu dois parler devant le peuple et apaiser les nerfs, tu dois agir » interpelle PBS ; « Tu ne pourras plus nous avoir, pas question d’avoir un 3e mandat » avertit Dip Doundou Guiss.

CHOC GÉNÉRATIONNEL
Et les autres artistes, les chanteurs sénégalais de notoriété internationale, ces aînés qui ont révélé au monde entier le Sénégal avec leur musique ? Oublions Youssou N’Dour, proche du président et ministre conseiller, depuis longtemps loin des préoccupations populaires. Mais les Ismaël Lo, Omar Pène, Baaba Maal ? On ne les a pas entendus.

Seul Cheikh Lo, éternel indépendant et fervent défenseur de la paix, a interpellé dans une vidéo Macky Sall pour lui demander le dialogue et la libération des prisonniers politiques. Pudeur, accointance avec le pouvoir, peur des représailles ? Prendre position peut s’avérer parfois délicat dans ce pays, mal interprété par les mauvaises langues comme par les medias mais ce mutisme a tranché avec la clameur des rappeurs.

« C’est une histoire de génération aussi, remarque Alune Wade, fameux bassiste sénégalais installé en région parisienne. Les anciens ont démissionné sans doute, c’est dommage car on peut revendiquer à tout âge. Surtout, il ne faut pas oublier que le rap, comme le jazz, sont des musiques de revendication, on représente les sans voix. Je dis chapeau aux rappeurs sénégalais qui sont toujours là quand il le faut ».

Piqué par ceux qui lui reprochaient son manque de neutralité en relayant les dérives de son pays, Alune Wade a affiché sa position en déclarant sur les réseaux sociaux : « Lorsqu’un artiste ne se sert de sa bouche que pour chanter et manger, quand il la ferme, il s’aligne aux moutons ».

Lui, analyse ces manifestations comme « un choc générationnel, un combat entre deux générations. Il y a une nouvelle génération de politiciens, précise-t-il, celle de Sonko, qui n’a pas reçu de formation politique classique comme ceux d’avant. Les jeunes ont confiance en lui car il ne vient pas de ces appareils politiques à l’ancienne, d’aucun sérail ».

De fait, les jeunes Sénégalais étaient les principaux marcheurs des cortèges, prêts à en découdre avec le pire. Au vu de ceux qui hypothèquent leur vie en prenant des pirogues pour rallier l’Europe, Alune Wade imaginait bien qu’un jour, ils seraient prêts à faire basculer le pays. « Perdre leur vie dans l’océan ou chez eux, dans une manifestation, c’est devenu pareil pour certains jeunes » lâche-t-il.

Le 8 mars, Ousmane Sonko a été libéré sous contrôle judiciaire. Le lendemain, Macky Sall a fini par s’adresser à la population sénégalaise pour appeler au calme et annoncer un allègement du couvre-feu repoussé à minuit. Cela suffira-t-il à calmer le jeu ?

Pas gagné. Le M2D a lui appelé à de nouvelles manifestations le 13 mars. « C’est trop tard, se désole Faada Freddy. Nous sommes un peuple très pacifique qui n’aime pas la violence. Mais quand on tue ses enfants, on ne pardonne pas. Quoiqu’il arrive, le peuple en a fini avec ce gouvernement ».


Frédérique Briard

Articles Similaires

1 sur 279

Laisser une réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *