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Coronavirus : au Sénégal, le secteur de la pêche entre dans la tourmente

L’économie halieutique, centrale dans le pays, est durement frappée par l’état d’urgence et le couvre-feu.

C’est devenu son défi quotidien. Sur la corniche de Dakar, au cœur du marché aux poissons de Soumbédioune, Cheikh tente d’intercepter les quelques clients qui déambulent. Dans son caisson rempli de glace s’entassent pêle-mêle poulpes, carpes rouges, thiofs et dorades apportées là par les pêcheurs du port voisin.

« Regarde comme mes poissons sont beaux aujourd’hui », se veut convaincant ce père de famille qui a bien du mal à joindre les deux bouts. D’habitude, il vend jusqu’à 200 kilos quotidiens aux usines de produits halieutiques de Dakar. Mais elles ne lui prennent plus rien, « depuis que les exportations sont bloquées à cause du coronavirus », déplore le commerçant.

Pour lutter contre la pandémie, le président Macky Sall a déclaré l’état d’urgence le 23 mars et y a ajouté un couvre-feu de 20 heures à 6 heures. Alors, désormais, les quais de débarquement ne sont même plus ouverts tous les jours et les navires de pêche étrangers qui opèrent hors des eaux territoriales ne reviennent plus dans les ports sénégalais. Cette voie d’entrée dans le pays est fermée, comme les aéroports et les frontières terrestres.

16 % des recettes des exportations
« L’arrêt des exportations par voie aérienne a frappé de plein fouet les sociétés agréées à expédier des produits frais vers l’Europe », s’inquiète Mamadou Goudiaby, directeur des pêches maritimes du Sénégal. Un manque à gagner d’autant plus terrible pour le pays que la pêche représentait 16 % des recettes totales des exportations nationales en 2018. Avec les produits halieutiques, c’est même le deuxième poste d’exportation (après l’or) et l’une des principales rentrées des devises étrangères.

« Une baisse des exportations signifie moins de devises étrangères et une chute du PIB car ce secteur est un poste non négligeable », anticipe Ahmadou Aly Mbaye, professeur d’économie à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar. « Forcément, les emplois seront impactés, ainsi que les impôts et les ressources budgétaires » estime l’universitaire pour qui « cette perte en devises affectera aussi en retour les capacités à importer. »

Un tableau qui effraie Bouma Semou Traoré, fondateur des Seigneurs de la mer, une société de distribution et d’exportation de produits halieutiques vers la sous-région, comme vers le Mali ou le Bénin. « Je devais commencer l’exportation par voie aérienne en Espagne mais ce n’est plus possible », se désole le professionnel qui a vingt ans d’expérience dans le domaine, mais a ouvert il y a peu de temps sa marque.

« A Dakar, j’achète les produits auprès des bateaux de pêche industrielle chinois ou espagnols pour ensuite les distribuer. C’est plus difficile maintenant car les marchés sont ouverts la moitié de la journée », déplore-t-il.

Plus de 600 000 emplois
A chaque débarquement de ces bateaux, le chef d’entreprise estimait récupérer une marge de 2 à 3 millions de francs CFA (entre 3 000 et 4 500 euros). « Elle est descendue à 800 000 francs CFA [1 220 euros], observe-t-il déjà. Et je suis passé de quatre débarquements mensuels à un seul ce mois-ci. » Une baisse d’activité qui va se répercuter en aval sur les usines qui emballent les marchandises. « Nos salariés ne viennent déjà plus travailler tous les jours », confirme Xu Ping, directrice de l’usine Tamou Fishing international.

Une grande partie des 450 000 tonnes de poissons pêchés annuellement, à 80 % issus de la pêche artisanale, passaient par ces fabriques. La baisse globale d’activité se répercute donc aussi sur les plus de 600 000 emplois directs et indirects du secteur de la pêche, qui eux-mêmes font vivre plusieurs millions de personnes via leur famille. Des pêcheurs aux distributeurs, en passant par les mareyeurs, les convoyeurs ou les usines de transformation. Tout le monde est touché. Plus ou moins durement.

« Certains ont déjà des problèmes pour nourrir leurs familles, car les travailleurs du secteur informel n’ont pas la culture d’économiser et vivent au jour le jour », constate Moussa Mbengue, secrétaire exécutif de l’Association ouest-africaine pour le développement de la pêche artisanale.

L’impossibilité de transporter la marchandise de Dakar vers les régions, la limitation des horaires d’ouverture des marchés, le couvre-feu, et évidemment la fermeture des hôtels et restaurants, tout le dispositif a conduit à réduire le temps de pêche en mer… et de priver de travail les petites mains du secteur.

Un fonds de 1,5 milliard d’euros
M. Mbengue tire aussi la sonnette d’alarme sur l’hygiène. « Dans la pêche artisanale, les conditions de travail sont favorables à une propagation rapide de la maladie, d’autant que les gens vivent aussi chez eux dans la promiscuité », explique le professionnel qui remarque que les pêcheurs manquent cruellement de matériel de protection contre le Covid-19.

Pourtant, M. Goudiaby, de la Direction des pêches maritimes (DPM), assure que « des masques, du gel hydroalcoolique et du détergent sont distribués sur les quais de débarquement et des marchés », en plus des aides alimentaires qui vont être octroyées à un million de ménages sénégalais vulnérables.

Ces actions s’intègrent dans le plan de riposte du président Macky Sall, qui a annoncé la création d’un fonds de 1 000 milliards de francs CFA (quelque 1,5 milliard d’euros) pour faire face à la crise. Le Fonds monétaire international (FMI) vient aussi d’approuver 442 millions de dollars (406 millions d’euros) d’aide au Sénégal dans sa lutte contre la pandémie. Dans un second temps, le chef d’Etat a aussi promis des « mesures spécifiques » qui « bénéficieront aux secteurs les plus affectés », sans citer expressément le secteur de la pêche.

Mais, déjà, les spéculations vont bon train. « La pêche artisanale fait partie de l’informel, elle devrait bénéficier de ces aides », estime M. Mbengue. « Les acteurs de ce secteur vont devoir être soutenus financièrement pour faire face aux charges et se relancer dans un futur. Ce secteur est très important en matière d’emplois », se veut rassurant M. Goudiaby, de la DPM, qui espère que cette crise sera aussi l’occasion d’avancer. « La filière doit réfléchir à se structurer pour avoir une meilleure résilience et anticiper les crises, comme celle de cette pandémie ou du changement climatique », assure-t-il.

Une réflexion que ne peut qu’approuver l’économiste Ahmadou Aly Mbaye, assez réticent sur la pertinence de l’aide alimentaire aux ménages les plus pauvres. A ses yeux, ceux qui en ont vraiment besoin « sont difficiles à cibler correctement (…). Il est préférable d’aider les pauvres à continuer leur activité de façon structurée et en toute sécurité ».

Théa Ollivier avec Le Monde

Digital Manager - Chef de projet chez Alixcom Dakar | E-mail: saliou@dakar-echo.com | +221 77 962 92 15

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