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Une jeunesse laissée pour compte: Les « cinq coléreuses » secouent le Sénégal – Par Ndongo Samba Sylla

Le Sénégal a connu entre le 4 et le 8 mars derniers un soulèvement populaire d’une ampleur inédite. La répression des émeutes a coûté la vie à onze manifestants âgés de 12 à 35 ans. La façade lisse de la « démocratie » dans ce pays d’Afrique de l’Ouest s’est subitement effondrée. La contestation sociale, avivée par les restrictions dues à la pandémie de Covid-19, a des racines profondes.

L’ARRESTATION, le 3 mars dernier, du député Ousmane Sonko a déclenché une révolte de la jeunesse sénégalaise, à laquelle la diaspora a apporté sa solidarité à travers des manifestations pacifiques et une mobilisation sur les réseaux sociaux. Le dirigeant du parti des Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) est accusé de viols répétés avec menaces de mort par une jeune employée d’un salon de beauté, Mme Adji Sarr.

Arrivé troisième lors de l’élection présidentielle de 2019, l’ex-inspecteur des impôts et domaines est devenu, à 46 ans, le chef de file de l’opposition depuis le ralliement, fin 2020, de l’ancien maire de Thiès, M. Idrissa Seck, arrivé deuxième, au président Macky Sall.

L’ascension fulgurante de M. Sonko s’inscrit dans un contexte de rejet de la classe politique traditionnelle. S’adressant à la jeunesse, il formule un programme de rupture fondé sur la lutte contre la corruption – endémique dans le pays – et la souveraineté économique et monétaire, sans toutefois proposer nettement l’abandon du franc CFA.

Dénonçant une manœuvre du pouvoir, la défense de M. Sonko souligne que la justice a opportunément empêché deux autres figures politiques, M. Karim Wade – fils de l’ancien président Abdoulaye Wade (2000- 2012) – et M. Khalifa Sall, ancien maire de Dakar, de participer à l’élection présidentielle en 2019.

Au Sénégal, la révolte populaire joue souvent le rôle de régulateur en dernier ressort quand les médiations « traditionnelles » (notamment celle des guides religieux) sont inopérantes. Cela découle du caractère très déséquilibré d’un régime où tous les pouvoirs sont concentrés au sommet de l’exécutif.

Ainsi, en mai 1968, la contestation étudiante avait ébranlé les bases du régime de Léopold Sédar Senghor ; et, le 23 juin 2011, le projet supposé du président Wade de voir son fils Karim lui succéder avait suscité une forte mobilisation. Cette fois, cependant, la contestation n’est pas venue des acteurs habituels – partis politiques d’opposition, syndicats, « société civile » –, qui ont été surpris par la spontanéité et l’ampleur d’un mouvement sans leader, composé de milliers de jeunes de tout le pays.

Le drame que vit la jeunesse sénégalaise est par ailleurs l’expression matérielle de l’enfermement de l’intelligentsia dans le cadre de pensée libérale : elle échoue à proposer des solutions originales aux problèmes du continent. Cela crée une déconnexion avec les catégories populaires, qui peuvent alors devenir des proies faciles pour les discours fondamentalistes.

Dans de telles conditions, les options qui s’offrent aux jeunes, ceux issus des milieux populaires en particulier, ne sont guère réjouissantes. La première est de tenter, à leurs risques et périls, l’aventure migratoire vers des destinations prometteuses. En octobre 2020, selon l’Organisation internationale pour les migrations, 149 personnes auraient péri en tentant de rejoindre l’Europe à partir des côtes sénégalaises (7) – un chiffre contesté par le gouvernement.

La deuxième est de devenir un serviteur des classes dirigeantes, comme le souligne avec un brin de cynisme un rapport de l’Agence française de développement : « À cet effet, il convient de reconnaître les services rendus par les travailleurs du secteur informel (les travailleurs à domicile, les conducteurs de taxi, les travailleuses du sexe, les hôtes et hôtesses de caisse, etc. (8). 

Pour les filles, ce sera la domesticité et la prostitution. Pour les garçons, l’exemple est fourni par ce que les médias appellent les « nervis », c’est-à-dire des hommes de main perturbant les manifestations. Troisième option : la délinquance, voire le crime, la carrière dans le terrorisme de type religieux ne semblant pas séduire au Sénégal. La dernière solution, enfin, est de résister et de lutter pour se construire un avenir. C’est l’une des manières d’interpréter le mouvement populaire cristallisé par M. Sonko.

Les « cinq coléreuses », ces cinq jours de manifestations violentes, du 4 au 8 mars, ont révélé l’existence d’un virus plus dangereux que le SRAS- CoV-2 : la crise de confiance entre les jeunes et les institutions démocratiques.

Des casernes de gendarmerie, des tribunaux, des mairies, etc., ont été pris pour cibles par des émeutiers, signe des rapports tendus, dans certaines localités, entre les administrations et leurs usagers. Des locaux de médias perçus comme pro-gouvernementaux ont été incendiés, tout comme les domiciles de personnalités politiques connues pour leur soutien à M. Sall.

Le message est clair : la jeunesse refuse l’instrumentalisation de la justice et se mobilisera encore plus farouchement si, en violation de la Constitution, l’actuel chef de l’État cherche à briguer un troisième mandat en 2024, comme ses homologues de Côte d’Ivoire et de Guinée l’ont fait en 2020.

Le second message de la jeunesse s’adresse à Paris. Beaucoup d’enseignes françaises ont été attaquées, pillées et saccagées, dont des magasins Auchan, des stations Total, une agence Orange, etc.

Ces actes de vandalisme rappellent que la France demeure le premier investisseur au Sénégal, avec un stock d’IDE estimé à 2 milliards d’euros en 2018, soit 43 % du total. Le pays de la teranga (« hospitalité » en wolof) abrite près de 250 filiales d’entreprises hexagonales qui emploieraient plus de 30 000 personnes (9).

La France est l’un des principaux bénéficiaires du plan Sénégal émergent (PSE) (10). « Notre part de marché, estime le Trésor français, en baisse constante depuis une décennie, s’est fortement accrue en 2019, atteignant 18,8 % (+ 4,1 points de pourcentage par rapport à 2018) (…). Les grands projets d’infrastructure du PSE y ont largement contribué (11). »

Ainsi, à travers les marques françaises, la jeunesse s’en est prise aussi aux symboles phares du projet : l’autoroute à péage gérée par le groupe Eiffage, mais égale- ment le projet de Bus Rapid Transit (BRT) financé par la Banque mondiale, etc. Elle exprime son mécontentement vis-à-vis de la politique économique du gouvernement, dont l’orientation extravertie, notamment profrançaise, a débouché sur le syndrome classique de la croissance sans développement.

C’est ainsi que beaucoup de Sénégalais, ayant tout simplement faim et venant « faire des courses » illégales faute de moyens, ont participé au pillage des magasins Auchan. Certains remplissaient des charrettes de vivres ; d’autres transportaient sur leur dos des sacs de riz.

PAR NDONGO SAMBA SYLLA

Digital Manager - Chef de projet chez Alixcom Dakar | E-mail: saliou@dakar-echo.com | +221 77 962 92 15

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