Regarder des vidéos à la chaîne sur son smartphone est devenu une habitude quotidienne pour des millions d’entre nous. Jusqu’à virer parfois à l’obsession, voire à l’addiction, avec des conséquences sur notre équilibre psychologique non négligeables.
Uu trajet en métro, en RER ou à bord d’un TGV suffit pour se rendre compte de l’ampleur du phénomène. Pour un ou deux passagers le regard happé dans les pages d’un roman ou d’un journal, dix autres de tous âges ont les yeux rivés sur leur smartphone et le pouce qui s’agite frénétiquement de bas en haut ou de gauche à droite de l’écran. Ils « scrollent », font défiler, plus ou moins rapidement, des vidéos de format court, les nouvelles coqueluches des réseaux sociaux pour nous garder virtuellement dans leurs filets.
On sait que ce qu’on appelle également le « switch digital », l’habitude de faire défiler rapidement les vidéos proposées sur TikTok, Instagram, Facebook ou YouTube, mais aussi le « speed watching », qui consiste à regarder de manière accélérée des séries sur Netflix, Disney + ou Prime Video sont des pratiques qui alertent les professionnels de santé.
L’effet « tunnel » dans lequel elles nous plongent nous éloigne du monde qui nous entoure, favorise les pertes d’attention. Psychiatres et neuroscientifiques s’inquiètent de l’usage abusif de ces applications qui amplifient les symptômes de dépression et d’anxiété.
Chassez l’ennui, il revient au galop
Une nouvelle étude, tout juste publiée dans le « Journal of Experimental Psychology », enfonce le clou et ajoute un symptôme inattendu à tous ceux déjà identifiés. Cette manie de consommer rapidement de courtes séquences filmées à la chaîne pour, parfois, tromper un moment d’ennui provoque le strict contraire, selon les résultats obtenus par une équipe de chercheurs canadiens.
« Nos recherches démontrent que, si les gens accélèrent, avancent ou zappent les vidéos pour éviter de s’ennuyer, ce comportement augmente en fait l’ennui, expliquait récemment au Washington Post Katy Tam, l’autrice principale de l’étude. Cela rend aussi le visionnage moins satisfaisant et moins stimulant. L’ennui vient de ce décalage entre notre implication et celle que nous aurions souhaité avoir. »
L’expérience menée par l’équipe universitaire canadienne a consisté à faire visionner à plus d’un millier de volontaires une seule vidéo pendant dix minutes, puis sept autres beaucoup plus courtes, avec la possibilité de passer instantanément à la suivante. En moyenne, les participants ont sauté huit fois, mais ont déclaré se sentir plus ennuyés, moins satisfaits et moins engagés que lorsqu’ils regardaient une seule vidéo.
« Je ne suis pas étonné de ce résultat, analyse Amine Benyamina, chef du service de psychiatrie et d’addictologie de l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif (Val-de-Marne) et président de la Fédération française d’addictologie. Quand vous regardez une vidéo longue d’au moins une dizaine de minutes, sans pouvoir avancer rapidement ou zapper, un effet de stimulation du système de récompense finit par être sécrété par le cerveau qui a été attentif.
À l’inverse, de très courtes vidéos enchaînées produisent le même effet que la cigarette ou le sucre, une excitation importante qui procure du plaisir puis, ensuite, un crash. Au bout de cinq ou dix crashs, on a le sentiment d’être vidé. »
Des algorithmes d’une rare perversité
La plate-forme la plus efficace dans ce domaine est sans aucun doute TikTok. « Elle a développé un algorithme pour capter votre attention en proposant des contenus stimulants qui vous ressemblent, poursuit le médecin.
Sur mon compte, j’ai foison de vidéos de salles de sport parce que j’ai regardé un peu cette thématique. Vous faites un peu de bricolage et vous vous retrouvez avec une multitude de tutos dans ces domaines et, bien sûr, des vidéos publicitaires. »
L’algorithme de TikTok — mais aussi désormais celui d’Instagram ou de Facebook — se révèle d’une rare perversité, identifiant vos goûts selon que vous restez plus ou moins longtemps sur telle ou telle vidéo et vous proposant d’autres vidéos du même tonneau. « Je me rends compte que j’y passe plusieurs heures par jour, reconnaît Constance, 22 ans, étudiante en apprentissage dans une entreprise parisienne de produits de luxe.
C’est terrible parce qu’à la fin, je ne me souviens à peine de ce que j’ai vu. Et c’est vrai que je me dis souvent que ça ne sert à rien, que j’aurais pu faire autre chose de tout ce temps. Mais j’y retourne, bêtement, d’abord par peur de louper quelque chose, et ensuite parce que ça me divertit. »
«J’en ai parlé à mon psy»
Clémentine, 44 ans, avoue elle aussi scroller sans fin, essentiellement des « réels » sur Instagram. « J’en ai parlé à mon psy. J’essaie de me limiter, mais je n’y arrive pas. Comme ce sont des vidéos de quelques secondes, je me dis que c’est la dernière, puis j’en relance une autre, puis une suivante. Et ça dure une heure ou une heure trente. » Parfois plus, jusqu’à quatre heures : « C’est hypervicieux. Ça me fait penser à l’addiction au sucre. »
Pour la jeune cadre dans l’industrie des loisirs, ce n’est pas tant pour chasser l’ennui que pour « mettre mon cerveau en pause. Je suis d’un naturel anxieux », tente-t-elle de se justifier. Alors, au petit-déjeuner ou à d’autres moments de la journée, « je prends mon portable pour regarder des trucs rigolos, des chiens, des chats ou des bébés… Franchement, ça n’a aucun intérêt ».
Le phénomène n’a rien d’anecdotique et touche des millions de personnes parmi les plus de 20 millions d’abonnés français à TikTok, les quelque 22 millions d’utilisateurs mensuels d’Instagram et les 48 millions de visiteurs par mois sur Facebook. Une clinique a même ouvert ses portes en début d’année, en Suisse, pour des séjours de désintoxication numérique spécialisés dans ce que certains appellent déjà le « binge scrolling », le défilement frénétique et jusqu’à plus soif de vidéos sur smartphone.
Aymeric Renou et Jila Varoquier avec Le Parisien
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