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Quand le verrouillage des sources freine l’investigation

Dans le cadre de la collecte de l’information, les journalistes sont parfois bloqués à cause de l’inaccessibilité ou le verrouillage des sources au Sénégal. Ce qui plombe leur travail et influe sur leurs productions et leur engagement, selon les journalistes interrogés et des acteurs de la société civile. Malgré le plaidoyer de ces derniers, le Sénégal ne dispose toujours pas de loi sur l’accès à l’information.

Coordonnateur et fondateur de La Maison des Reporters, le journaliste Moussa Ngom apprend l’information selon laquelle le Sénégal importe des déchets plastiques américains. Comme à son habitude, il décide de faire une enquête sur cette affaire. Comment ces déchets arrivent-ils au Sénégal ?

Sont-ils déclarés en tant que déchets ? Si c’est le cas, quelle est la quantité ? Pour avoir les réponses de toutes ces interrogations, il décide de prendre langue avec le Port autonome de Dakar. «J’ai introduit une demande d’informations au service des statistiques du Port autonome de Dakar qui a duré cinq à six mois mais entre temps, j’ai fait quatre à cinq relances.

J’avais aussi rencontré le chargé de communication qui m’avait demandé de réintroduire une lettre, ce que j’ai fait. J’ai encore patienté un ou deux mois avant que je ne sois rappelé par le service des statistiques sur les déchets plastiques importés. Il m’a demandé d’envoyer un nouveau mail alors qu’il y avait toute la requête dans la lettre de demande d’informations mais jusqu’à présent, je n’ai pas eu de réponse de ce service de statistiques », raconte le journaliste.

Confronté à un difficile accès à l’information, son enquête connaît un retard. A l’image de Moussa Ngom, beaucoup de journalistes, particulièrement ceux qui font des enquêtes ou de l’investigation, font face à cette situation au Sénégal. Des rendez-vous qui aboutissent tardivement ou même jamais, des appels téléphoniques refusés, des mails ou des lettres sans suite sinon des retours pouvant prendre jusqu’à six mois, les entraves liées à l’exercice du métier de journaliste sont nombreuses. Et au-delà de l’omerta qui opère dans plusieurs milieux, c’est la lenteur administrative qui complique l’accès à l’information. Mais pour le journaliste d’investigation Momar Niang, «l’identification et l’accès aux sources ne posent pas de problèmes».

«Ce qui est problématique, c’est faire réagir la source. Et les choses deviennent la plupart du temps très difficiles quand vous avez affaire à des administrations publiques», explique-t-il. Non sans raconter son vécu. « J’ai récemment fait une enquête concernant le Togo et le Sénégal sur les achats de matériels pour lutter contre la Covid-19. C’est une enquête déjà terminée mais le problème de vérification des sources se pose parce qu’au début, ce qu’affirmait le Ministère de la Santé et de l’Action sociale et ensuite ce qu’on voit dans le rapport du Comité de suivi de la mise en œuvre des opérations du Force Covid-19 dirigé par le Général François Ndiaye montrent des contradictions. J’ai écrit au ministère pour avoir des interviews pour qu’on éclaire ma lanterne mais jusqu’à présent, ce sont des lettres sans suite», explique Momar Niang.

Alors que le verrouillage des sources d’information obstrue le travail de collecte, un fait inquiète plus le journaliste d’investigation. «On vous prive d’informations censées être publiques. Ce n’est pas top secret, ce n’est pas secret défense. Or, tout ce qui n’est pas classé comme secret défense, peut être livré à des journalistes mais ce n’est pas forcément le cas et c’est surtout dans le domaine des finances publiques où il est très difficile de mettre la main sur certains rapports parce qu’ils ne sont pas sur les sites de l’Agence nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) et autres services », confie Momar Niang.

ENTRE ABANDON OU GOUT INACHEVE DE L’ENQUETE
On peut dès lors s’interroger sur l’impact que provoque l’inaccessibilité des sources d’information sur l’engagement des journalistes et les contenus. «On le vit très mal. On est obligés d’abandonner les enquêtes, ou patienter si c’est des enquêtes qui peuvent caler durant plusieurs mois sans réponse mais parfois il peut s’agir d’informations qui sont essentielles pour pouvoir les poursuivre et ça peut aboutir à des enquêtes qui sont incomplètes», souligne Moussa Ngom.

Mais concernant son enquête sur les importations de déchets plastiques américains au Sénégal, il a trouvé un moyen pour contourner le blocage. «L’alternative que j’ai eue, au niveau américain, ils ont leur base de données par rapport au commerce extérieur où tout est catégorisé. On peut avoir accès aux données et choisir le type de données dont on a besoin. C’est grâce à cela que j’ai pu avoir accès aux informations concernant les quantités de déchets plastiques américains qui étaient exportés vers le Sénégal», raconte le coordonnateur et fondateur de La Maison des Reporters.

Après avoir obtenu les données, il restait au journaliste la confirmation que ces déchets arrivaient bien au Sénégal. «Ça a été un blocage avec le Port autonome de Dakar parce que malheureusement je n’arrivais pas à savoir sur le terrain la société qui importait ces déchets plastiques mais c’est grâce à un lanceur d’alerte qui m’a indiqué l’entreprise», dixit Moussa Ngom. Pour sa part, Momar Niang est d’avis que «le problème d’accès à l’information peut constituer un facteur décourageant pour ceux qui veulent se lancer dans le journalisme d’enquête».

L’ABSENCE D’UNE LOI SUR L’ACCES A L’INFORMATION A L’ORIGINE DU VERROUILLAGE DE L’INFORMATION
Au Sénégal, même si le droit à l’information est constitutionnalisé, des journalistes continuent de rencontrer des difficultés pour faire réagir des sources à cause de l’absence d’une loi sur l’accès à l’information. «La loi est toujours à l’état de projet. Une mouture a déjà été conceptualisée et rédigée, malheureusement les acteurs des médias n’ont pas accès aux textes. Actuellement, la Convention des jeunes reporters est en train de recueillir après discussion les avis des gens sur ce projet en rapport avec le SYNPICS. C’est une externalité un peu des Assises des médias que nous avons voulu organiser. Ils ont fait des tournées un peu partout au Sénégal pour échanger avec les confrères sur cette loi, sa nécessité dans notre espace public et recueillir les déclarations des régions», explique le secrétaire général du Syndicat des Professionnels de l’Information et de la Communication (SYNPICS), Bamba Kassé.

Selon lui, l’absence de cette loi est parfois à l’origine du verrouillage de l’information. «S’il n’y a pas une obligation pour l’administration ou certaines de ses dépendances de donner une information, les journalistes seront toujours dans la recherche qui sera marquée par une certaine nébuleuse. L’accès à l’information est donc très utile pour les journalistes parce qu’il leur permet d’avoir un accès aux sources et cela ne peut qu’améliorer le rendu qu’ils vont partager avec le public en termes d’informations », a fait savoir Bamba Kassé.

«LES JOURNALISTES NE PEUVENT PAS PRODUIRE DES ARTICLES DE QUALITE S’ILS N’ONT PAS…»
Le fondateur et président de Wathi (think tank citoyen de l’Afrique de l’Ouest) plaide l’accès à l’information. Selon Gille Yabi, «les journalistes ne peuvent pas produire des articles de qualité s’ils n’ont pas, eux-mêmes, accès à l’information». Poursuivant son propos, il ajoute : «si les journalistes n’ont pas accès à une information de qualité, c’est-à-dire avec des sources qui soient crédibles, les journalistes vont sans doute, soit inventer quasiment des informations ou en tout cas ajouter des éléments dont ils n’ont pas la source, la substance, soit ils vont produire des articles avec très peu de contenus en informations».

Aujourd’hui, face au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, le verrouillage de l’information pourrait constituer un terrain fertile pour la prolifération des fake news. En effet, l’information de qualité contribue au débat public et à une société ouverte et dynamique. Sur ce, des débats qui s’appuient sur des reportages riches et une vulgarisation des grands enjeux et des enquêtes qui font la lumière sur des situations qui resteraient sinon dans l’ombre, restent importants.

PROJET DE LOI SUR L’ACCES A L’INFORMATION : Un déficit d’information noté sur son état d’avancement
Au Sénégal, l’article 8 de la Constitution consacre le droit d’accès à l’information (le droit à l’information plurielle). Mieux, notre pays a signé et adopté beaucoup de conventions et d’aspects législatifs qui obligent ce droit. Toutefois, il ne dispose toujours pas de loi sur l’accès à l’information. « Il n’y a pas une loi qui porte sur l’accès à l’information. Au moment où nous sommes, il y a un projet de loi sur lequel Article 19, l’institut Panos et beaucoup d’autres organisations de la société civile ont longtemps travaillé pour avoir une mouture de la loi avec un décret d’application mais jusque là, elle n’a pas été adoptée.

Le processus a duré plus de 20 ans, mais il n’y a pas d’information sur le projet de loi. Jusque-là, lorsque vous allez voir le gouvernement, on vous dit que le projet est dans le circuit administratif», a expliqué le chargé de programme à l’ONG Article 19, Abdoulaye Ndiaye. Il s’exprimait lors d’un panel sur «Citoyenneté, gouvernance et accès à l’information au Sénégal» organisé par l’Ecole supérieure de Journalisme, des Métiers de l’Internet et de la Communication (EJICOM) le jeudi 31 mars dernier.

Malgré tout, plusieurs textes permettent d’accéder aux informations mais ce n’est toujours pas le cas. Selon le chargé de programme à l’ONG Article 19 , il s’agit, entre autres, de «la loi de 2013 sur le Code général des Collectivités territoriales qui, en son article 6, donne la possibilité au citoyen de demander l’information aux élus locaux, le décret du 29 septembre 2014 qui régit les modalités de préparation de passation et d’exécution des marchés publiques, la loi de 2014 sur la déclaration de patrimoine, la loi 2008 sur la protection des données à caractère personnel».

Il ajoute : «il y a beaucoup d’autres mécanismes auxquels le Sénégal a adhéré comme l’Initiative pour la Transparence dans les Industries extractives (ITIE) qui permet d’avoir l’information sur les industries extractives». Il cite aussi le « Partenariat pour un gouvernement ouvert (OGP) qui a 12 engagements qui lient le Sénégal et le premier porte sur l’adoption d’une loi d’accès à l’information conforme aux standards internationaux».

Mariame DJIGO

Jean Louis Verdier - Rédacteur en Chef Digital - Paris- Dubaï - Hong Kong dakarecho@gmail.com - Tél (+00) 33 6 17 86 36 34 + 852 6586 2047

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