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« Lois anti-terroristes » du Sénégal : le choc des arguments

« Lois anti-terroristes » du Sénégal : le choc des arguments

VERBATIM. Des partisans et adversaires de la nouvelle mouture des lois antiterroristes se sont confiés au Point Afrique. Voici leurs propos.

Les arguments avances par les uns et les autres autour des modifications des lois antiterroristes montrent qu’un debat est urgent autour de la lutte contre l’extremisme religieux, le trouble a l’ordre public et la menace contre les institutions.

Dr Cheikh Tidiane Dièye : « C’est une loi orientée pour intimider l’opposition »
Coordonnateur du M2D (Mouvement pour la défense de la démocratie) né du regroupement d’organisations de la société civile et de partis politiques en marge des manifestations de mars 2021, le Dr Dièye explique :

« Une question aussi importante aurait dû faire l’objet d’une discussion importante avec les instances habilitées, car il s’agit d’une question qui touche le politique, l’économique, le religieux et la société. Le second regret concerne l’Assemblée nationale qui confirme encore une fois qu’elle a perdu son sens et ne représente plus ce que le peuple attend. Imaginez-vous qu’il avait moins de 80 députés présents dans l’hémicycle pour voter cette loi (sur les 165 de l’Assemblée), contrairement à la forte présence quand il s’est agi de voter la levée de l’immunité parlementaire du député Ousmane Sonko (poursuivi pour viol, c’est cette affaire qui a été à l’origine des émeutes de mars 2021 dans le pays). Cette désinvolture est grave ».

Et d’ajouter : « Il y a un double message : celui envoyé à la communauté internationale pour donner l’impression de lutter contre le terrorisme, et celui envoyé à l’opposition pour lui montrer qu’on cherche à la détruire. Avec cette loi, Macky Sall lui-même aurait été considéré comme un terroriste en 2011 pour s’être opposé à Abdoulaye Wade ! Cela arrive quelques mois seulement après les manifestations de mars, preuve que le président n’a rien compris ni entendu de nos déclarations et de nos demandes faites en mars ».

« Cette réaction est inappropriée et peu intelligente ! Le gouvernement se prépare à la répression. C’est une loi orientée, qui a pour but d’intimider l’opposition. La voie légale est utilisée à des fins politiques pour contester toute opposition et qui foule aux pieds des acquis démocratiques obtenus de haute lutte. Cette loi terroriste et liberticide est inacceptable. Le Rubicon a été franchi sous prétexte de terrorisme. Si président Macky Sall persiste dans sa volonté dictatoriale, sa stratégie peut déstabiliser le pays et le précipiter dans des lendemains troubles. Ce qui est certain, c’est que la situation crispe et braque la population », poursuit-il.

Et de conclure : « Le M2D ne reconnaît pas cette loi et demande au président Macky Sall de ne pas la promulguer. Nous utiliserons tous nos droits constitutionnels à manifester pour que la démocratie ne soit pas bâillonnée. Nous nous réunirons dans les prochains jours pour décider des actions à mener et stopper ce glissement vers la dictature ».

Marie Pierre Gomis : « Nous sommes en train d’être manipulés par les politiques »
Pour cette contrôleuse de gestion de 41 ans exerçant dans le domaine de la protection sociale, l’inquiétude est forte. « Nous sommes en train d’être manipulés par les politiques, que cela soit l’opposition ou le gouvernement », dit-elle. « C’est difficile de se positionner : on écoute les hommes politiques mais on ne voit pas les textes, beaucoup de rumeurs circulent… La bonne information est noyée dans tout cela, ce qui entretient la confusion. Les deux camps manipulent, pour leur intérêt personnel. Ce climat est aussi entretenu par le fait que le président ne se prononce pas sur la question du 3e mandat. Ce silence n’est pas bon signe ! Il doit trancher et mettre fin aux suppositions », poursuit-elle.

« Le gouvernement aurait dû se concerter avec tout le monde sur un sujet aussi important afin d’obtenir un consensus. On ne peut pas interdire les manifestations, cela est inscrit dans les droits constitutionnels, donc je ne pense pas qu’une loi allant à l’encontre de ces droits soit applicable », conclut-elle.

Pape Mawo Diouf : « Des arguments fondés sur la désinformation »
Pour le coordonnateur de la cellule de communication de la coalition présidentielle Benno Bokk Yakaar, « une frange de l’opposition utilise des arguments fondés sur la désinformation pour rejeter ces projets de loi. Une partie de l’opposition choisit de façon régulière des thématiques, chacune toujours plus imaginative, pour lancer de faux débats ». « Dans les prochains jours, poursuit-il, d’autres sujets vont surgir ! Il s’agit de manipulations de l’opinion via des contre-vérités qui maintiennent ainsi une tension perpétuelle. »

Et d’ajouter : « La réalité politique est la suivante : l’opposition n’a pas de projet. Elle impose une culture putschiste et prend des allures de dérive autocratique. Ce climat empêche la bonne gouvernabilité du pays. Mais la démocratie a été déjà suffisamment éprouvée et même l’opposition dans son ensemble ne suit pas, certains s’opposant à ce discours vindicatif et violent ». « De quoi les gens ont-ils peur ? », s’interroge-t-il. « Ces lois doivent lutter contre la menace terroriste dans un contexte régional particulier. C’est le devoir de l’État de protéger sa population. Cette levée de boucliers est d’autant plus étonnante que la réforme sur le sujet a été proposée en 2016, sans que cela ne génère de réaction. Ce qui a été modifié, c’est la sanction liée au terrorisme (prison à perpétuité encourue).

Thierno Bocoum : « Le gouvernement préfère intimider »
Pour cet ancien député à l’Assemblée nationale, président du mouvement Alliance générationnelle pour les intérêts de la République (AGIR), « c’est un forcing de l’exécutif. Ce projet de loi capitale a été voté en procédure d’urgence : il n’y a pas eu d’études approfondies. Cela a été fait dans la précipitation ». Pour lui, « aujourd’hui, la question du terrorisme est transversale, donc tous les acteurs devraient être impliqués afin d’obtenir une loi qui prenne en compte tous les facteurs. Tout le monde est concerné et menacé. Or, on nous dissimule cela. On fait voter la loi en urgence sans prendre le temps d’en discuter ».

Et de poursuivre : « L’État a déserté sa responsabilité sur pas mal de dossiers comme l’emploi, la précarité, etc., ce qui a généré beaucoup de mécontents. Ceux-ci en ont profité pour dégrader et casser du matériel et des infrastructures lors des événements de mars 2021. Au lieu de mettre en place une prise en charge de ces problématiques, le gouvernement préfère intimider. Au lieu de calmer, il exacerbe la tension. D’autant que cette loi englobe aussi des acteurs qui n’ont rien à voir avec le terrorisme puisque la définition de l’acte de terrorisme concerne les troubles à l’ordre public. Donc, presque n’importe quelle action peut être qualifiée de trouble grave ». En conclusion, il indique que cette loi est un outil d’intimidation, de dissuasion de l’opposition. Macky Sall fait ce qu’il a promis c’est-à-dire « réduire l’opposition à sa plus simple expression ». On perçoit clairement sa volonté de se maintenir au pouvoir : si ce n’est pas par un 3e mandat, ce sera via un dauphin en créant une transition. Ceci se passe avec la complicité de la majorité parlementaire et de l’exécutif. »

Garmy Sow : « Il faut appeler à la responsabilité »
Chargée de relation dans un établissement d’enseignement supérieur, cette dame de 38 ans estime que « le gouvernement doit vraiment faire des efforts pour expliquer les textes, et cela dans toutes les langues parlées au Sénégal. Les textes juridiques sont difficiles à comprendre pour les non avertis. Cela permettrait de rétablir le rapport de confiance entre les citoyens et l’État.

Des deux côtés, il faut appeler à la responsabilité : nous avons besoin de solutions aux problèmes dans l’intérêt des Sénégalais et non pas dans celui des politiques. L’Assemblée nationale n’est pas un ring ! On doit échanger avec ses idées et non pas avec des injures et des coups ! Les députés, « honorables », sont censés montrer l’exemple, mais ce genre de comportement ne participe qu’à accentuer la méfiance à leur encontre. Les citoyens ne se retrouvent plus. (Le principal opposant Ousmane Sonko et un de ses collègues du pouvoir ont dit s’être battus dans le hall de l’Assemblée nationale).

Je pense que les réactions à ces projets de loi ont été accentués à cause des émeutes de mars 2021. Le climat est toujours tendu, notamment avec la question du 3e mandat qui plane. Les gens sont sur le qui-vive. »

Abdourahmane Sow : « Un arbitrage est nécessaire »
Le président du COS/M23 (Commission orientations et stratégies – COS – du Mouvement du 23 juin 2001, une coalition de partis politiques et d’organisations de la société civile créée en 2011 contre la candidature d’Abdoulaye Wade à un 3e mandat pour la présidentielle de 2012 estime que « ce vote donne l’impression que la question du terrorisme devient un prétexte pour contrôler l’opposition ». « Il est important de poser le débat car l’essentiel est avant tout le respect des droits de tous », poursuit-il « or, nous sommes dans l’abus des deux côtés ». « Toutes les lois et décisions du président Macky Sall ne sont pas à jeter non plus ! Un arbitrage est donc nécessaire car nous sommes dans un combat politicien de part et d’autre : d’un côté le gouvernement et de l’autre, en tête, le M2D, qui est, il faut le rappeler une coalition politique acquise à une personnalité politique qu’est Ousmane Sonko. Nous ne devons pas être dupes de la situation. »

Des organisations de la société civile inquiètes
Dans un communiqué publié le 25 juin, la Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme (Raddho), la Ligue sénégalaise des droits humains (Lsdh) et Amnesty International Sénégal ont exprimé leur inquiétude quant au nouveau texte de l’article 238 du Code pénal incriminant le crime d’association de malfaiteurs au Sénégal en rapport avec le crime de terrorisme. Les organisations de la société civile, estimant qu’une telle loi « remettrait substantiellement en cause le droit à la manifestation et de façon générale le droit à la liberté d’expression », avaient appelé « au sursis du vote ». Elles ont également interpellé le président Macky Sall pour que « du temps soit accordé au débat sur les préoccupations soulevées ». En effet, d’après elles, une lutte efficace contre le terrorisme nécessite un consensus national sur la définition ainsi que sur les modalités de lutte. Elles appellent à un débat national sur la question, moyen également de dissiper les doutes concernant l’utilisation de cette lutte contre le terrorisme à des fins politiciennes.

Clémence Cluzel avec LePointAfrique

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