Dakar-Echo

Le Sénégal à un point de bascule. Une lecture politique

Le Sénégal à un point de bascule. Une lecture politique

 « Par Caroline Roussy avec l’InstitutIris »

Depuis mars 2021, le Sénégal retient son souffle. L’affaire s’est invitée jusque dans les foyers sénégalais : Ousmane Sonko adversaire désigné du président Macky Sall a-t-il ou non violé Adji Sarr, une jeune femme masseuse dans un salon de beauté – « Sweet beauty » qui passera tristement à la postérité ?

N’est-il pas la victime d’un procès politique visant à l’écarter de la présidentielle 2024 laissant la voie libre à Macky Sall de briguer un 3e mandat ? Longtemps sans doute ces questions hanteront le Sénégal.

Un verdict ambigu
Le 1er juin 2023, la justice a rendu son verdict : Ousmane Sonko est condamné à deux ans de prison pour « corruption de la jeunesse ». Une condamnation qui n’a pas laissé d’interroger, suscitant défiance, voire révolte. Le verdict a poussé nombre de partisans de l’opposant condamné dans la rue, lançant la séquence la plus tragique de l’histoire récente du pays, avec 21 morts.

Pour l’essentiel, c’est la jeunesse pro-sonkiste qui a pris d’assaut la rue, se sentant bafouée et incriminée par la voie de son leader charismatique comme si elle n’était pas libre de ses choix. En mars 2021, prémices de la déflagration, ils avaient déjà été nombreux à descendre dans la rue contre son arrestation. Ce soutien avait dégénéré. Saccages multiples. Climat de terreur principalement concentré dans la capitale Dakar.

Affrontements avec les forces de l’ordre de foules déterminées, rébellion contre les institutions jugées de mèche avec le pouvoir… Les convulsions de ce mois de mars avaient saisi par la violence et les échos relayés par la presse nationale et internationale. Les enseignes françaises (Orange, Eiffage, Auchan), entre autres cibles, avaient été saccagées, assimilées par association à la matrice néocoloniale contre laquelle ils se révoltent, révolte dont Sonko est devenu le porte-voix.

Bilan : 14 morts, pour l’essentiel de jeunes manifestants. Ce précédent avait fait craindre le pire, avec le procès en ligne de mire. Retranché dans une stratégie de désobéissance, le prévenu a galvanisé ses troupes, alignées sur son mot d’ordre de contestation d’une institution judiciaire qu’il n’a cessé de défier.

Le verdict qui disqualifie les accusations de viol et de menace de mort, a porté sur la corruption de jeunesse, avec à la clef, deux ans fermes. Il n’en fallait pas moins pour embraser la poudrière dès le soir de l’annonce du jugement.

« La corruption de la jeunesse » dans le droit sénégalais désigne la débauche d’une personne âgée de moins de 21 ans. Adji Sarr avait 19 ans au moment des faits. L’ambiguïté de la compréhension du verdict, l’éviction vraisemblable de Sonko à la présidentielle 2024 ont ravivé tensions et violences. Deux jours durant, Ziguinchor, Dakar, Saint Louis, entre autres, ont été le théâtre d’affrontements sanglants : des gares de TER, des banques, des marchés incendiés, des universités brûlées. 23 morts cette fois, selon Amnesty International, des mineurs pour la plupart, autant de familles endeuillées et un climat irrespirable. 500 personnes ont été arrêtées selon la police sénégalaise.

Depuis, la tendance est à l’accalmie. Un calme précaire, entre expectative et grande incertitude. Ousmane Sonko n’est toujours pas mis aux arrêts conformément à sa peine. Il est assigné à résidence, sorte de moment de flottement qui en dit long sur la fébrilité d’un pouvoir contraint entre l’obligation d’asseoir son autorité, et la réalité d’une situation potentiellement plus meurtrière si Ousmane Sonko était amené à être incarcéré.

Situation d’autant plus sérieuse qu’Adji Sarr, la plaignante, a fait appel. Macky Sall, droit dans ses bottes, laisse toujours planer l’éventualité d’une 3e candidature et s’emmure dans un silence que nombre de tractations tentent pourtant de rompre.

Une vie politique polarisée : symétrie de radicalités, asymétrie de moyens
Ousmane Sonko, tout comme Macky Sall, se sont enfermés dans des postures radicales, sans les renvoyer dos à dos.

L’arsenal répressif de l’État, et l’emprisonnement tous azimuts d’opposants, a nourri une contre-violence, avec un lexique et une pratique, commandée par Ousmane Sonko lui-même. Le virage autoritariste, les violences policières, les arrestations arbitraires, les tentatives de museler la liberté d’expression par le gouvernement Sall ne sont plus à démontrer.

Les journalistes sont emprisonnés[1], et acmé de ce pouvoir qui s’entête coûte que coûte, 3 jours durant. L’espace internet a été coupé, son usage restreint, rappelant les tragiques précédents dans la sous-région de gouvernements aux abois. Autre élément de ce sentiment d’injustice, 600 prisonniers politiques croupissent dans les geôles de Rebeuss, suite à des arrestations souvent arbitraires.

Difficile dans ces conditions de mener sereinement un Dialogue national pourtant appelé de ses vœux par le président. S’il ne s’est toujours pas exprimé sur les événements du début de ce mois, ses ministres n’hésitent pas à dénoncer un chaos orchestré par des « forces occultes », « des étrangers » sans plus de détails. Étrange justification, peu étayée.

Ses conseillers affirment que tout est sous contrôle. Sur les réseaux sociaux, des images du dialogue national sur fond de Mbalax circulent. Un petit air de « Tout va très bien madame la marquise », tandis que les braises des bâtiments incendiés fument encore et que les familles endeuillées pleurent leurs enfants.

Côté Ousmane Sonko, candidat antisystème, qui dénonce la corruption, le franc CFA, la trop grande présence de la France, il a assis sa réputation sur son intégrité et sa probité. Musulman intégriste, son image restera malgré tout écornée par l’affaire « Sweet beauty ».

Une affaire Strauss Khan sénégalaise aux développements plus tragiques. Il jouit d’une très grande popularité chez des catégories jeunes et désœuvrées qu’il a réussi à reconnecter avec la politique. Même ceux qui ne souhaitent pas voter pour lui avouent que dans son opposition à la France, il redonne des couleurs à la dignité des Sénégalais.

Au fil des années, il s’est imposé comme figure majeure du panafricanisme, incarnant l’idée de rupture qui a toujours une portée nationale et continentale. Pas moins radical que Macky Sall, il a dénoncé dès les premières heures, un procès politique, un complot ourdi par le gouvernement et a appelé à la désobéissance civile et à l’insurrection.

Un communiqué du PASTEF, son parti, en date du 1er juin 2023 appelle comme suit : « Pastef les Patriotes invite les forces de l’ordre et l’armée à se mettre du côté du PEUPLE [sic] opprimé par Macky Sall. Elles doivent désobéir aux ordres illégaux et anti-républicains ! LA PATRIE OU LA MORT, NOUS VAINCRONS [sic] ».

Ce lexique marque la grammaire politique du parti et de son leader, résolument décidé à s’inscrire dans un rapport de force avec le pouvoir, matérialisé par l’expression « Gatsa, gatsa », déclinaison de la loi du Talion qui suscite l’assentiment de ses partisans.

Dans les deux camps, on se rejette les responsabilités, la police sénégalaise serait infiltrée par des nervis. Ousmane Sonko se serait payé les services de milices paramilitaires. Il faudra longtemps au Sénégal pour retrouver les voies de la concorde nationale et nombreux sont les internautes à affirmer sur les réseaux sociaux que le Sénégal qu’ils ont connu n’est plus…

Pourtant, ce combat entre deux hommes élude une scène politique plus diversifiée. Des hommes politiques de la coalition Yewwi Askan Wi (Libérer le peuple), dont Sonko apparaissait comme figure centrale, prennent le large. Barthélémy Dias, maire de Dakar, semble se désolidariser de son camarde politique. Khalifa Sall et Abdoulaye Wade ont quant à eux décidé de participer au dialogue national.

Aussi n’assiste-t-on pas à une recomposition de la scène politique sénégalaise ? Auquel cas rappelons que le parti de Sonko a remporté 15% des suffrages lors des législatives de juillet 2022. Si la dynamique se cristallise certes autour de lui, il ne faut pas sous-estimer le poids de ses alliances qui s’effritent et ne s’alignent pas nécessairement dans cette stratégie politique de la confrontation.

La démocratie en danger ?
L’entêtement de Macky Sall à laisser planer le doute sur un troisième mandat que ses partisans appellent de leurs vœux, que certaines arguties judiciaires avalisent, l’élimination de ses opposants, le tour de vis autoritariste, grippent sérieusement la démocratie sénégalaise pourtant réputée pour sa stabilité.

Le danger est plus grave encore. La justice dénoncée comme inféodée à l’exécutif sape la confiance dans les institutions. C’est la République qui est en danger dans un contexte de violence sous-régionale.

Les djihadistes ont depuis longtemps infiltré le Sénégal. Une myriade de cellules dormantes, qui attendent la faille géopolitique, d’autant plus que le modèle sénégalais, composé de confréries, a toujours été une cible des mouvements fondamentalistes. Sur un autre volet, le passif de la guerre irrédentiste en Casamance, suscite des craintes, d’une alliance d’opportunismes.

Le MFDC (Mouvement des forces démocratiques de Casamance) ne pourrait-il pas reprendre les armes au risque de menacer l’intégrité territoriale du Sénégal ? L’armée restera-t-elle loyale au gouvernement ? Dans cette séquence d’incertitudes, les scénarios pessimistes se bousculent. Les confréries pourront-elles temporiser la situation ? Cela reste à voir.

Le malaise dépasse les enjeux démocratiques. La colère de la jeunesse est plus profonde : pauvreté, désœuvrement, absence d’espoir comme le montre encore ceux qui empruntent des canots de fortune au péril de leur vie pour gagner les rivages européens. Ce sont eux encore qui subissent de plein fouet l’inflation. Près de 50% sur des denrées alimentaires de base.

En 2011, déjà ils avaient manifesté. C’était la génération d’avant. Il y avait eu alors une forme d’émulation créative au son du hip-hop et du rap. La jeunesse scandait « Y en a marre ». 12 ans après, amers de promesses sans lendemains, la violence apparaît comme l’ultime recours pour se faire entendre.

Mise en contexte historique
Loin de minorer la crise actuelle, il convient de rappeler que le pays a connu par le passé de nombreuses convulsions. 1963 Mamadou Dia Premier ministre de Senghor est condamné à la perpétué. Jusqu’à son amnistie en 1974, il purgera sa peine dans le bagne de Kédougou, au sud-est du pays. Il avait pourtant été un des artisans de la nomination de Senghor comme chef de l’État. À ses côtés, il avait déjoué une tentative de coup d’État fomenté par Modibo Keita mettant un terme à la Fédération du Mali (1960). Mai1968, le fractionnement des bourses universitaires et leur diminution soulèvent l’ire des étudiants. Ils mènent alors des grèves dénonçant à la fois la dégradation de leur condition de vie et la trop grande vassalisation de leurs enseignements à Paris.

Après une vague de violences et d’arrestations, Senghor se résout à la négociation. 1988 la présidentielle oppose Abdou Diouf et Abdoulaye Wade. Ce dernier battu dans les urnes appelle à l’insurrection. Il est emprisonné et condamné à un an de prison avec sursis. Diouf déclare l’état d’urgence deux mois durant dans la ville de Dakar. Les étudiants manifestent.

La série de grèves entraîne une année blanche. Sur le plan économique, le Sénégal subit les revers des plans d’ajustement structurel. La Gambie pourtant engagée dans une confédération avec Dakar refuse d’harmoniser les prix sur des denrées de base tant elle profite de la rente contrebandière. Les relations se tendent avec Banjul tout autant qu’avec Nouakchott (guerre sénégalo-mauritanienne 1989-1991) tandis que la guerre sévit en Casamance.

À nouveau lors de la présidentielle de 1993 des heurts éclatent. 2012 Abdoulaye Wade se présente à sa propre succession pour un 3e mandat. Son opposant d’alors, Macky Sall, appelle la jeunesse à descendre dans la rue pour lutter contre le pouvoir monarchique du Vieux.

En plusieurs occurrences, la démocratie sénégalaise a tangué. Wade a été accusé d’avoir orchestré des assassinats et des tentatives d’assassinat contre Me Babacar Sèye et Talla Sylla frappé à coups de marteau et laissé pour mort dans les rues de Dakar.

Immixtion non nouvelle de l’exécutif dans le judiciaire, il avait fait emprisonner son Premier ministre, Idrissa Seck. Chaque fois pourtant le Sénégal s’est redressé. La démocratie a ployé, mais n’a pas rompu. Cette fois encore le pays pourra-t-il trouver une porte de sortie et retrouver la voie de l’apaisement ? C’est là une équation nouvelle tant les inflexions de la séquence paraissent singulières.

L’absence de la France
Depuis quelques mois, la ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, affirme avoir pris des contacts avec l’opposition tout en précisant que la France ne souhaitait pas s’immiscer dans l’élection sénégalaise. Suite aux violences du début de ce mois, Paris a appelé « à la retenue, à cesser les violences et à résoudre cette crise, dans le respect de la longue tradition démocratique du Sénégal ».

Insuffisant ? Sans doute tant la jeunesse accuse Macky Sall d’être le bras armé de la France. Mais plus généralement Paris est dans l’impasse face au ressentiment anti-français qui sourd à Dakar comme dans d’autres capitales ouest-africaines.

Par Caroline Roussy avec l’InstitutIris
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[1] Le Sénégal est 73e sur 180 au dernier classement sur la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières. Le pays a perdu 24 places par rapport à 2021.

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