– Pourquoi le continent africain a toujours du mal à consacrer l’idée de l’alternance pacifique au pouvoir ? Des raisons historiques ? Des raisons de culture politique ?
Personne n´a oublié le discours polémique et rempli de clichés de Nicolas Sarkozy en 2007. Celui qui était alors chef de l´Etat en France s´était permis de dire à Dakar : “Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire (…). Jamais il ne s’élance vers l’avenir (…). Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout est écrit d’avance. (…) Il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès”. Au-delà de ces caricatures, faisons un peu d´Histoire.
En 1989, la chute du Mur de Berlin provoque l’effondrement des régimes communistes d´Europe de l´Est. François Mitterrand réunit les leaders africains à La Baule le 20 juin 1990. Le président français leur “propose” la mise en place d´élections libres et du multipartisme. Il ajoute que l’aide de son pays sera conditionnée par les réformes démocratiques. Jacques Chirac, alors chef de l´opposition, affirmait que « l’Afrique ne serait pas mûre pour la démocratie ». Trente ans après, petit tour d´horizon.
Selon le chercheur français Pierre Jacquemot (IRIS, France), le principe électif est entré dans les mœurs. Il affirme que “depuis les années 1990, tous les États du continent ont instauré un processus électoral pluraliste avec la mise en concurrence des candidats, à l’exception de l’Érythrée. On compte ainsi chaque année une vingtaine d’élections sur tout le continent. Le système électoral fait partie du paysage africain, de la vie politique locale”.
Mais voter ne suffit pas. En réalité, les élections ne sont que le début d’un processus démocratique. L´ancien président de la Fondation Kofi Annan, le diplomate britannique Alan Doss, l´exprime clairement : “ce qui se produit après leur tenue (les élections) est la partie la plus difficile. L’espace politique doit être protégé afin que les opinions différentes puissent être entendues au sein d’un discours pluraliste. La démocratie doit aussi délivrer une gouvernance redevable et inclusive qui améliore la vie de ses citoyens”. Il connait très bien ces questions puisqu´il a été le Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies en République démocratique du Congo (2007-2010), au Liberia (2005-2007), en Côte d’Ivoire (2004-2005) et en Sierra Leone (2001-2004). Ces propos renvoient à une double problématique : le succès politique (stabilité et liberté) et la réussite économique. Malheureusement, la démocratie en Afrique n’est pas synonyme de réussite économique.
Les économistes Dramane Coulibaly et Luc-Désiré Omgba (Universités Lyon II et de Lorraine, France) en conviennent et font des propositions : “pour des États en construction, comme ceux d’Afrique, la démocratie électorale peut plutôt promouvoir la corruption, le clientélisme, voire la fragilisation de ces États. Il en résulte une mauvaise allocation des ressources vers les activités non productives, laquelle freine le développement économique”. Ils proposent donc de transformer la démocratie électorale en une démocratie de développement. Accentuer les débats sur les mécanismes d´exercice du pouvoir avec la mise sur pied de contre-pouvoirs. La “démocratisation par l’élection” montre ses limites, avec l’instrumentalisation des scrutins par les gouvernements en place et le manque de développement économique et social.
Selon Emmanuel Gyimah-Boadi, co-fondateur du think tank, Afrobaromètre, basé à Accra au Ghana, « il est dans l’intérêt des partenaires étrangers de promouvoir et de soutenir cette quête, de peur que les modèles antidémocratiques de développement national ne deviennent plus séduisants ». Au final, les Africains, quel que soit le pays, veulent plus de dividendes de la démocratie (moins de corruption, moins d’impunité, plus d’opportunités économiques).
L´un des principaux problèmes est le fait que le régime patrimonial survive. Aucune institutionnalisation des règles d’exercice du pouvoir. Certains dirigeants ont tendance à s’agripper au pouvoir le plus longtemps possible et ne partent que sous la contrainte (mobilisations populaires ou révoltes). Ces dirigeants “néopatrimoniaux” pratiquent la politique du “winner takes all” (le gagnant prend tout) qui crée de facto des tensions. La difficulté à séparer la personne de la fonction de chef d’État a amené Sandrine Perrot, chercheuse à Sciences Po Paris (France), à se questionner sur l´impossibilité d´une vie après le pouvoir en Afrique. Son étude montre que, dans un grand nombre de pays, la succession se fait de manière violente. Avant elle, Arthur Goldsmith, professeur émérite à l´Université du Massachussetts de Boston (Etats-Unis), a lui aussi écrit sur cette question.
Comment expliquer ces problèmes structurels? Quel impact a eu la colonisation?
Pour le chercheur de l´Université de Birmingham (Royaume-Uni), Nic Cheeseman, le modèle de l’autoritarisme africain serait colonial. Il affirme que la chefferie traditionnelle est une invention du colonisateur et que l’État postcolonial a été conçu comme un prédateur, un outil d’exploitation des ressources. Cet Etat serait donc “l’héritier direct du projet autoritaire de la « mise en valeur coloniale » et du style de commandement de l’administration européenne de l’époque”.
Jean-François Bayart, directeur de recherche au CNRS ( Centre national de la recherche scientifique/France) confirme cette analyse. Il ajoute que le travail obligatoire, la détention arbitraire et les châtiments corporels pratiqués par le colonisateur ont été maintenues sous un grand nombre de régimes indépendants. Le pluralisme est abandonné après les indépendances sur l’initiative des nouveaux gouvernements, et sous le regard bienveillant des anciennes métropoles. Le passage au parti unique se fait rapidement. Les coups d’État militaires ne touchent d’ailleurs pas tous les pays et sont aussi le choix de civils qui sont souvent de grands leaders nationalistes.
Plus récemment, alors que l´Afrique de l´Ouest se signalait par sa vie démocratique, en 2020, il y a eu un coup d´Etat au Mali, l´Ivoirien Alassane Ouattara a été élu président pour un troisième mandat (après être revenu sur sa promesse de ne pas se représenter), et le président guinéen Alpha Condé a modifié la constitution pour pouvoir effectuer un troisième mandat. Des situations explosives en perspective.
Les États occidentaux hésitent à s’engager pour de vrais changements démocratiques en Afrique car, du fait d´une vision à court terme, ils privilégient la stabilité. Cela a pour conséquence de protéger les titulaires du pouvoir afin de protéger leurs intérêts économiques et diplomatiques.
* Dr. Mohamed Badine El Yattioui, Professeur de Relations Internationales à l´Université des Amériques de Puebla (Mexique).
Fatma Bendhaou
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