La vérité ne provoque un malaise que chez ceux qui n’arrivent pas, par intérêt, ignorance ou lâcheté, à comprendre que l’expression lucide, mesurée et objective d’une situation reste en démocratie le meilleur moyen d’affronter les problèmes.
Le philosophe américain Sidney Hook fait observer à ce titre l’intérêt de : « La liberté de personnes, professionnellement qualifiées, de chercher, de découvrir, de publier et de rechercher la vérité telle qu’ils la perçoivent dans le champ de leur compétence.
Elle n’est sujette à aucun contrôle ou à aucune autorité officielle, à l’exception du contrôle et de l’autorité des méthodes rationnelles par lesquelles on atteint ces vérités ou des conclusions dans ces disciplines » (Hook).
Le monde ne s’arrête pas à l’université. Il ne revient à personne, et encore moins à un insignifiant conseiller du président de la République de fixer les limites du droit d’intervenir ou pas dans les débats publics à des universitaires libres, majeurs et bien informés des problèmes politiques de leur pays.
En découvrant la discourtoisie et le culot dont ce « salarié du mensonge » transformé en « répondeur automatique » (pour reprendre l’expression d’Alioune Tine à son égard) a été capable de produire, voire incapable de refouler, on ne peut s’empêcher de lui rappeler que la neutralité axiologique invoquée à tout va n’est pas ce qu’il croit et fait dire à Max Weber, souvent cité mais peu lu et compris, car réduit à sa plus simple expression. Il tombe dans la « science politique ratée » pour se retrouver dans les mondanités intellectuelles du courtisan déversant ses insanités pour mériter son salaire.
Pour lui répondre, je vais reconvoquer les auteurs qu’il a conviés au débat, notamment pour lui faire comprendre qu’en se prononçant sur les problèmes politiques de son temps et de son pays, et même en s’engageant politiquement, le scientifique ne sort pas de la science. L’exemple de Cheikh Anta Diop, pour ne citer que lui, devrait suffire à lui rafraîchir la mémoire sur la possibilité de concilier les deux vocations. Le nombre de scientifiques dans le monde qui se sont investis en politique sans trahir la vocation de l’homme de science est incommensurable.
Nous espérons qu’il n’a pas perdu toute sa tête, comme semble le déplorer son ancien professeur Alioune Tine ; qu’il lui reste quelques neurones pour entendre et comprendre les « piqures de rappel » qui suivent, même si ceux qui ont perdu la tête étaient dispensés de cette invitation à l’éveil des consciences qu’appelle de ses vœux Felwine Sarr dans son article intitulé : « Nous tenir éveillés ». Ceux qui ont perdu la tête au contact du pouvoir ne peuvent pas avoir la capacité d’être à la hauteur de cet appel pour l’analyser avec pertinence, sans passion et sans singeries.
Ces lignes défendent un principe sacré : la liberté de tout universitaire de s’intéresser aux questions politiques et de s’exprimer en toute liberté ; non pas seulement au nom des libertés académiques, mais aussi et surtout au nom du droit sacro-saint de la liberté de choix de ses sujets de réflexion, de recherche, de critique, d’expression, et de désenchantement du réel, notamment politique. Aussi voudrais-je lui rappeler quelques vérités sur la problématique de l’implication ou de la distanciation du chercheur et des usages extra-académiques des savoirs.
Une bonne maîtrise de la littérature en science politique aurait dû le dissuader de s’aventurer dans de tels propos alambiqués. Voir derrière chaque vérité sur le ou la politique un cocktail molotov est une déduction simpliste indigne d’un ancien de sciences po et même d’un intellectuel tout court. Autrement, toutes ces vérités sur la réalité de la politique contenues dans les nombreux ouvrages des politistes lui auraient brûlé les mains en explosant comme des cocktails molotov.
L’ouvrage classique en science politique de Daniel Gaxie, Le Cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, en est une parfaite illustration. Sort-il de la science politique en démontrant ce « cens caché » ? Que dire des nombreux ouvrages de Pierre Bourdieu, autre auteur classique de la discipline ?
Le rappel de ces auteurs et de ceux qui vont suivre est seulement destiné à lui montrer qu’il ne maîtrise pas la problématique de la « neutralité axiologique ». Autrement, il n’aurait pas été nécessaire d’encombrer ce texte de noms d’auteurs et de citations. Tout intellectuel digne de ce nom n’a pas besoin de ces références théoriques et de ces auteurs pour s’investir comme bon lui semble dans la défense des causes justes. Il est donc important d’apporter ces clarifications pour qu’il ne continue plus de se tromper et de tromper. Ne pas corriger ces erreurs, c’est courir le risque de le voir en précipiter d’autres.
Cette divagation en hors-piste de ce conseiller qui sait parfaitement « qu’un conseiller ça ouvre sa gueule pour défendre l’indéfendable ou ça démissionne », nous donne la certitude qu’il a été un mauvais lecteur des auteurs qu’il convoque à l’emporte-pièce sans fondamentalement saisir la profondeur de leurs analyses. Il touche à la problématique des usages extra-académiques de la recherche en sciences sociales et nous offre une bonne opportunité de clore le délire sur cet imaginaire de la « neutralité axiologique » en abordant la dialectique de l’implication et de la distanciation du scientifique par rapport à l’objet politique.
Car, la neutralité axiologique n’est pas ce que l’on croit. Elle n’est pas une injonction à s’inscrire dans la renonciation ou l’implication. La neutralité axiologique ce n’est pas le « non-engagement du savant » mais bien la « non-imposition des valeurs ». Nous y reviendrons…
Les scientifiques ont de bonnes raisons de renoncer à s’impliquer dans les débats politiques extra-académiques, non pas au nom de la neutralité axiologique qu’ils pourraient trahir, mais à cause des effets pervers caractéristiques du rapport de la science fondamentale au contact des réalités du champ politique. Le risque de complicité, de connivence et de complaisance politique dans leurs accointances avec la politique.
Une telle axiologie de la proximité et de l’implication « fétichisée » ne doit pourtant pas être négligée. Il constitue même la principale source d’inquiétude axiologique que de voir la science renoncer à la vérité au nom de l’intérêt partisan ou du calcul militant. L’enjeu est donc bien là, dans le défi de servir la politique scientifiquement sans trahir la neutralité axiologique méthodologiquement.
Nous partageons l’idée du sociologue français Bourdieu que le scientifique peut s’engager en tant que scientifique en vertu de ce qu’il sait. Il a son mot à dire sans avoir à craindre la polémique caractéristique de cet univers politique. Ce n’est pas pour rien qu’on recourt, en l’étudiant, au vocabulaire sportif : compétition, arène, lutte, etc. L’utilité politique de l’implication axiologique au nom de l’inquiétude axiologique née des mauvais actes qu’ils posent, nous donnent suffisamment de raisons citoyennes d’investir le registre du politique à travers un militantisme scientifique.
Le caractère polémique de l’objet politique rendant certes difficile « l’indispensable neutralité axiologique » fait de la science politique comme de la sociologie des « sciences qui dérangent » (Bourdieu). Pourtant le plus gênant ne se trouve pas dans la présomption d’une impossibilité intellectuelle de satisfaire aux principes de la neutralité axiologique que dans sa mauvaise interprétation. Car, la neutralité axiologique n’est pas ce que l’on croit. En invoquant le principe désormais sacro-saint de la neutralité axiologique exigé de toute démarche scientifique, que « la politique n’a pas sa place dans une salle de cours », Max Weber invite à distinguer les jugements de valeur des jugements de fait.
Pourtant, ce n’est pas comprendre ce que Weber a voulu dire de la neutralité axiologique que de croire que celle-ci se présentait comme l’expression de son allergie viscérale envers tout engagement du savant. Le concept de neutralité axiologique ne signifie pas le « non-engagement du savant » mais la « non-imposition des valeurs ». Pour Max Weber, l’idée qu’il pût exister des chercheurs capables de « neutralité » était tout simplement aberrante.
Le rapport de leurs disciplines (sociologie, science politique, droit, économie, gestion etc. entre autres) avec la politique peut les contraindre à « sortir de leur tour d’ivoire » et à « rendre compte » en intervenant dans l’espace public pour défendre les acquis de la recherche, la fonction critique et les idéaux de la science (Noiriel et Offenstadt).
S’impliquer donc sans trahir les valeurs attachées à leur métier est une possibilité et non un obstacle épistémologique insurmontable. Isabelle Kalinowski nous rappelle à ce titre : « Il n’existe pas d’analyse scientifique proprement « objective » de la vie culturelle ou des « phénomènes sociaux », indépendante de points de vue particuliers ou « partiaux » en fonction desquels ces phénomènes sont choisis comme objet de recherche, analysés et organisés dans un exposé – que ce soit de façon explicite, consciente ou inconsciente » (Kalinosvki). Toute compréhension dépend donc nécessairement de l’adoption d’un point de vue sur l’objet, c’est-à-dire, de la position occupée dans le champ scientifique et des dispositions qui y sont importées (Mauger).
Yves Surel complète la liste des arguments en faisant observer que : « l’usage ordinaire et simpliste qui est parfois fait de cette notion (la neutralité axiologique) tient d’un objectivisme naïf, qui ferait de la science la source de vérités distinctes des croyances et affects relevant de la subjectivité. Cette position est non seulement un contresens à l’égard des écrits de Max Weber, mais elle représente également une posture inatteignable et non désirable. » On est engagé même implicitement. Ce qui fait dire à Maurice Duverger que : « Certains collègues qui se disent totalement neutres ou objectifs, ce sont soit des naïfs, soit des menteurs. »
L’engagement du savant à servir politiquement la vérité découverte ne diminue pas ou n’invalide point cette vérité acquise sur des bases scientifiques solides. Ce qui amène Gérard Mauger à défendre l’idée selon laquelle : « Le confinement du sociologue dans un champ autonome – « entre pairs », « entre soi » – neutralise la portée virtuelle de son travail : d’où son nécessaire investissement « public » dans les luttes symboliques et politiques » (Mauger).
Car, nous dit Durkheim : « Nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif ». L’accent est mis ici sur la réflexion rationnelle concernant les conditions d’un fonctionnement social au profit de tous et donc sur les maux et les désordres à combattre et sur les moyens de faire advenir une vie collective équilibrée. Retrouvant ainsi le sens que lui donnaient les anciens : la recherche du meilleur régime.
Un autre de nos référentiels théoriques en science politique, Pierre Favre, nous a enseigné que débarrassée de toute neutralité, la recherche politologique doit être guidée par « l’inquiétude axiologique » et réfléchir aux grandes questions – la justice, la délibération, la démocratie tout simplement – qu’elle a, par frilosité ou par principe, laissées en marge de la discipline » (Favre). Pour lui : « En tant que science sociale, la science politique cherche à rendre compte scientifiquement de faits sociaux produits par des hommes situés dans temps, vivant en société et qui agissent en vue de maîtriser leur avenir. (Favre).
Voir des intellectuels instrumentalisés par le pouvoir pour l’énonciation de ses « vérités officielles » n’est pas une nouveauté en politique, même dans les plus grandes démocraties. En effet, tout pouvoir entretient son « régime de vérités » et une préoccupation obsessionnelle de vouloir en maîtriser la diffusion. C’est ce qui explique le recours à ce qu’Armand Farrachi appelle le « lexique de l’optimisme officiel ». Mais il est clair qu’il y a peu de chances de convertir toute une communauté intellectuelle à la cause d’un pouvoir, même s’il n’est pas rare de voir quelques individualités faire le jeu du pouvoir et chercher à valider des contre-vérités autant scientifiques que politiques.
Et comme le dit Michel Foucault : « Chaque société a son régime de vérité, sa « politique générale » de la vérité : c’est-à-dire des types de discours qu’elle accueille et fait fonctionner comme vrais ; les mécanismes et les instances qui permettent de distinguer les énoncés vrais ou faux, la manière dont on sanctionne les uns et les autres ; les techniques et les procédures qui sont valorisées pour l’obtention de la vérité ; le statut de ceux qui ont la charge de dire ce qui fonctionne comme vrai » (Foucault). Une « vérité officielle » trouve toujours une bouche qui parle pour elle, tels ces « répondeurs automatiques » embarqués dans la robotique du déni des évidences.
Rien d’étonnant à cet égard. L’histoire regorge d’exemples montrant des intellectuels s’investir dans les processus d’endoctrinement idéologique et des alliances politico-universitaires pour servir de « caution scientifique » aux pires tragédies comme le nazisme, le stalinisme, le totalitarisme, le fondamentalisme, le racisme, le colonialisme, les impérialismes, etc. On pourrait aussi souligner le rôle joué, de manière très volontariste, par les savants, universitaires et intellectuels dans la promotion des théories libérales, socialistes, communistes, panafricanistes, internationalistes, mondialistes, écologiques, féministes, etc.
La robotique du déni contraint au containement des vérités embarrassantes pour que le pouvoir continue de faire vivre le « régime de vérité » qu’il met en place en s’obstinant à exclure le surgissement d’une vérité capable de révéler ses trucages par les « automates du mensonge ». C’est le lieu de rappeler que le rôle des sciences sociales telle qu’elle est envisagée par ses pères fondateurs est d’expliquer (Durkheim) et d’aider à comprendre (Weber).
Dans une telle optique de la sociologie compréhensive ou explicative, individualiste ou holistique, du constructivisme ou de la configuration, il ne s’agit pas forcément de porter des jugements de valeur, ni de discriminer ou définir le juste et l’injuste, le bon et le néfaste, le bien et le mal. Il convient de tenter de comprendre les actions, c’est à dire les logiques de leurs actions ou leurs motivations.
Dans cette optique, l’intervention du sociologue, du politiste, du juriste, du philosophe, de l’historien ou de l’économiste ne fait pas de lui un homme politique. Et en devenant même un homme politique, sa vocation d’homme de science et donc de savant n’est pas du coup remise en cause. La vocation de l’activité politique et donc de l’homme d’action ne porte pas forcément atteinte à celle de l’homme de science. Il n’y a pas « frontière sacrée » qui interdirait toute possibilité de conciliation des vocations.
C’est un tel constat qui a conduit le sociologue français Pierre Bourdieu à reconnaître qu’il aimerait mieux évidemment, que les intellectuels aient tous et toujours, été à la hauteur de l’immense responsabilité historique qui leur incombe et qu’ils aient toujours engagé dans leurs actions non seulement leur autorité morale mais aussi leur compétence intellectuelle. Ainsi soutient-il : « Je souhaite que les écrivains, les artistes, les philosophes et les savants puissent se faire entendre directement dans tous les domaines de la vie publique où ils sont compétents. Je crois que tout le monde aurait beaucoup à gagner à ce que la logique de la vie intellectuelle, celle de l’argumentation et de la réfutation, s’étende à la vie publique. (…) Il serait bon que les « créateurs » puissent remplir leur fonction de service public et parfois de salut public. (Bourdieu).
Une telle conception des usages des savoirs et connaissances scientifiques conforte l’idée selon laquelle les notions de « désintéressement » et de « responsabilité » constituent les fondements de l’ethos des professions intellectuelles et artistiques, qui servent à justifier leur autonomie. Les appréhender requiert une double approche : d’un côté, l’histoire sociale des concepts et de leurs usages, de l’autre, la sociologie des pratiques qui s’en réclament. (Sapiro 2013). La conviction des défenseurs d’une axiologie de l’implication – et non de la renonciation – des scientifiques est qu’ils doivent prendre la parole, plutôt que de se taire et donc de privilégier la renonciation par désintérêt, indifférence ou peur d’ajouter des polémiques à la confusion.
Le nombre de manifestes publiés depuis 2012 est assez révélateur de la situation politique désastreuse du pays. Ce régime a battu le record mondial de manifestes dénonçant ses manquements, dysfonctionnements, abus et dérives. Le devoir des milieux universitaires et académiques est de rendre à nouveau possible la discussion scientifique et de la publier dans l’espace public, seule voie pour retisser un lien de confiance entre le savoir et les citoyens, lui-même indispensable à la survie de nos démocraties.
La stratégie de l’omerta n’est pas la bonne. Celle de la robotique du mensonge, non plus. Notre conviction est au contraire que le sort de la démocratie dépendra très largement des forces de résistance du monde savant et de sa capacité à se faire entendre dans les débats politiques cruciaux (Stiegler).
Comment pourraient-ils se dérober à cette mission de service et de salut public quand ce qu’on enseigne dans les universités comme savoirs scientifiques est aux antipodes de ce qui se fait dans la conduite des affaires publiques. La théorie est à distinguer de la pratique. Mais s’il y a des sciences dans l’État, c’est parce qu’il y a une science de l’État. Et les universitaires sont porteurs de cette science et des savoirs qui lui sont affiliés qu’ils transmettent aux apprenants pour leur permettre de remplir avec satisfaction et professionnalisme leurs futures fonctions dans le public ou dans le privé.
Dans cette perspective, la question n’est pas de savoir si les universitaires ont le droit de parler ou pas de politique. La question ne se pose pas. Leur véritable statut de producteur de connaissances et de savoirs autant sur le politique, le juridique, l’économique ou autre ne fait l’objet d’aucun doute. Ils ont la compétence et le devoir de parler de politique et même d’en faire, non pas seulement de l’écrire et de le contenir dans un « entre soi » académique et scientifique par revues, colloques, séminaires et articles interposés, mais aussi à travers une implication publique effective salvatrice, sans voir leurs convictions être phagocytées par l’agenda des hommes politiques.
Ibrahima SILLA
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