Pour l’anthropologue, le président de la République est soucieux de muscler sa « jambe gauche » en montrant une « ouverture décoloniale », qui apparaît à certains comme un « énième rafistolage de la politique africaine de la France ».
Emmanuel Macron aime à faire savoir que son positionnement politique repose sur deux jambes. Sa « jambe droite », qu’il muscle activement depuis quelque temps, est dirigée vers l’élection présidentielle de 2022 et vise donc à ratisser l’électorat de droite et d’extrême-droite. A cette fin sont édictées les lois « Sécurité globale », celle sur le séparatisme, et sont appuyés les dérapages plus ou moins contrôlés de son ministre de l’intérieur Gérald Darmanin.
L’ancrage droitier, voire extrême-droitier d’Emmanuel Macron, ne lui fait pas néanmoins oublier sa « jambe gauche », ne serait-ce que parce qu’il craint la désertion du vote de gauche et d’extrême-gauche au second tour de la présidentielle, celui-là même qui lui avait assuré un succès massif en 2017.
Déjà, en février 2017, à Alger, alors qu’il n’était que candidat Emmanuel Macron avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité », déclenchant un débat majeur dans sa campagne. Puis en décembre de la même année, il avait promis une « duplication » des archives de la période coloniale, suivi en 2018 d’une dérogation générale sur les archives des disparus, et en juillet 2020, il décidait de restituer les crânes d’insurgés algériens tués par l’armée française et entreposés au Muséum national d’histoire naturelle de Paris.
Enfin, en mars 2021, le président français déclarait : « Ali Boumendjel ne s’est pas suicidé. Il a été torturé puis assassiné. » Ali Boumendjel, avocat né en 1919 dans la région d’Oran, s’était engagé dans la lutte pour l’indépendance de son pays, rejoignant le FLN. En 1957, il était arrêté par l’armée française, emmené dans un bâtiment d’un quartier d’Alger, torturé pendant plusieurs semaines, avant d’être jeté du sixième étage.
« Apaisement des mémoires »
Toutes ces déclarations et décisions fondent une politique prétendant à « l’apaisement des mémoires ». Elles reposent sur une reconnaissance, à défaut d’excuses, sur le thème du « ni déni, ni repentance », reprenant en partie cette « politique des petits pas » prônée par l’historien Benjamin Stora, lequel a récemment remis au Président Macron un rapport contenant vingt-deux propositions et recommandant la mise en place d’une commission « Mémoire et Vérité » chargée d’impulser des initiatives mémorielles communes entre la France et l’Algérie.
On retrouve cette posture du « juste milieu » du Président de la République à l’égard du Rwanda puisque le rapport de la Commission Duclert, tout en reconnaissant la « responsabilité accablante » du gouvernement français de l’époque, et particulièrement de François Mitterrand, exonère la France de complicité de génocide.
Toujours à propos de l’Afrique subsaharienne, Emmanuel Macron a continué de muscler sa « jambe gauche » avec sa déclaration de Ouagadougou en 2017 relative à la restitution d’objets « d’art premier » aux pays africains, déclaration suivie du rapport confié à l’économiste sénégalais Felwine Sarr et à l’historienne de l’art française Bénédicte Savoy entérinant ce principe.
Même si ce processus de retour des objets africains dans leurs pays d’origine est désormais bien engagé, on ne peut s’empêcher d’y voir une restitution « gadget » masquant la permanence des relations de sujétion existant entre les anciennes colonies françaises d’Afrique et ce qui constituait naguère la métropole.
Les interventions militaires françaises au Sahel ou ailleurs en Afrique, le maintien sous une forme déguisée du franc CFA et la présence visible d’intérêts commerciaux majeurs dans toute l’Afrique subsaharienne, ceux de Vincent Bolloré notamment, illustrent que ce que l’on nomme communément la « Françafrique » est loin d’avoir disparu.
Ouverture décoloniale
Dans ce contexte, il n’était pas inutile à Macron d’avoir à ses côtés quelques voix africaines autorisées pour montrer une ouverture décoloniale supposément de gauche et gommer un passé récent de répression féroce des Gilets Jaunes et de régression sociale dans le domaine de l’assurance chômage, des retraites ou de la fermeture des hôpitaux publics.
La saison artistique et culturelle « Africa 2020 », pilotée par l’architecte et commissaire d’exposition sénégalaise N’Goné Fall, et dont la mise en œuvre a été compromise par la pandémie de la Covid 19, s’inscrit dans ce contexte et elle est là pour contrebalancer l’image d’un Macron déséquilibrée par son virage à droite et à l’extrême-droite.
Dans le même sens, la participation du célèbre politiste et historien Achille Mbembe au prochain sommet « Afrique-France » de Montpellier les 9 et 10 juillet prochains est d’un apport précieux même si ce dernier n’a pas eu de mots assez durs pour fustiger auparavant la politique africaine d’E. Macron. Achille Mbembe estime, en effet, désormais que les « lignes bougent » et que les décisions évoquées plus haut recèlent des signes d’ouverture de la part du Président de la République.
Il a ainsi saisi la balle au bond pour sortir du piège dans lequel est enfermée, selon lui, la Françafrique. En accord avec l’Elysée, il a formé à cet effet un comité de dialogue regroupant un éventail de personnalités africaines et franco-africaines qui ont accepté de l’accompagner dans cette aventure. Certains comme Alain Mabanckou, qui avaient d’ailleurs auparavant refusé de répondre aux sollicitations de Macron, se sont désormais ralliés et ont rejoint ce comité.
Sous l’égide de cet aréopage, Achille Mbembe pilote un cycle de débats d’idées dans douze pays africains et dans la « diaspora » en vue de ce prochain sommet. Un échange de quatre-vingt-dix minutes avec le Président Macron, lors du Sommet de Montpellier, se fera ainsi sur la base de propositions fortes émanant de ces débats.
Mettre la pression
Le libellé « Afrique-France » de ce sommet, dénommé « France-Afrique » jusqu’en 2010, dessine bien l’esprit de cette future rencontre. Il s’agira, selon Achille Mbembe, de se saisir de la conjoncture présente pour relancer les dynamiques entre la France et l’Afrique. Le Président Macron aurait ainsi demandé à ce groupe de personnalités et aux groupes de discussion de « lui mettre la pression » afin d’aller de l’avant. L’idée générale exprimée par Achille Mbembe étant que la France n’est pas responsable de tout ce qui se passe de négatif dans les ex-colonies françaises d’Afrique – régimes dictatoriaux et sanguinaires, présidence à vie, etc. – et qu’il appartient donc aux Africains eux-mêmes de se soulever contre ces « tyrannies ».
Plutôt que de s’opposer frontalement aux interventions militaires françaises, il faudrait surtout faire en sorte qu’elles ne se produisent pas. Macron tendant la main aux sociétés civiles africaines et s’engageant dans un processus de « réparation », celles-ci doivent de leur côté se prendre en charge pour « réparer » à la fois les relations avec l’ancienne puissance coloniale mais aussi recourir aux mécanismes de négociation traditionnels afin de résorber les divisions linguistiques, culturelles et ethniques, selon ses propres termes, et éviter ainsi la survenue d’autres crises similaires au cas rwandais sur le continent.
Sur le plan diplomatique, il souhaite que les ambassadeurs de France des pays africains francophones cessent de s’adresser uniquement aux chefs d’Etat et qu’ils consentent également à dialoguer avec les leaders de l’opposition de chaque pays.
Des rustines ?
Telles sont quelques-unes de pistes et des propositions rendues publiques par Achille Mbembe. L’avenir dira si elles ne sont que des vœux pieux et des « rustines » destinées à redresser la popularité de Macron en baisse dans les sondages et en difficulté face à la prochaine élection présidentielle.
D’ores et déjà, il semble que d’anciens participants aux « Ateliers de la pensée », organisés par Achille Mbembe, aient exprimé des réserves à l’égard de cette entreprise. D’autres voix – notamment celles d’intellectuels et universitaires camerounais – expriment également des critiques plus ou moins virulentes envers la participation de personnalités africaines en vue dans le monde des médias et de l’édition à ce qui peut apparaître comme un énième rafistolage de la politique africaine de la France.
Pour certains, comme Lionel Manga, Achille Mbembe manifeste le désir d’un aggiornamento des relations entre la France et l’Afrique mais il n’est pas en faveur d’une révolution radicale qui bouleverserait ces relations. Pour d’autres, comme Nkolo Foé, Achille Mbembe est le VRP de Macron, un intellectuel « comprador » qui joue bien son rôle.
Allant dans le même sens, mais de façon plus approfondie, Charles Romain Mbele estime que le « Comité Mbembe » est dans l’esprit de l’intelligentsia compradore, des « intermédiaires » critiqués par Frantz Fanon. Il s’agit d’un groupe relativement restreint de penseurs formés à l’occidentale qui servent d’intermédiaires dans le négoce des produits culturels du capitalisme mondial à la périphérie. Quant au cinéaste camerounais Jean-Pierre Bekolo, il estime que Macron envoie Mbembe parler aux Africains, alors que Mbembe aurait dû s’adresser aux Français.
Mais au-delà de ces réserves et de ces critiques, il peut paraître surprenant qu’Achille Mbembe ait placé cette collaboration sous l’égide de la double figure de George Floyd et encore plus de celle de Frantz Fanon, qui, faut-il le rappeler, à travers son engagement au sein du FLN algérien n’a cessé de lutter tout au long de la dernière partie de sa vie contre le colonialisme français.
Jean-Loup Amselle, bio express
Anthropologue, Jean-Loup Amselle est directeur d’études émérite à l’EHESS. Dernières publications, en collaboration avec Souleymane Bachir Diagne, « En quête(s) d’Afrique. Universalisme et pensée décoloniale » (Albin Michel, 2018), « Le retour de l’afrocentrisme », (AOC, 12 septembre 2019), « L’Universalité du racisme », (Lignes, 2020).
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