Alors que la jeunesse sénégalaise manifeste, le Belge Vincent Meessen présentait cette semaine à la Berlinale un film spectral autour d’Omar Blondin Diop, figure des gauches à Paris et Dakar, acteur chez Godard, retrouvé mort dans une prison de Gorée en 1973. « Un film sur la survie d’Omar, plus qu’une enquête sur sa mort », s’explique Meessen dans un entretien à Mediapart.
Les familiers du travail du plasticien belge Vincent Meessen se souviennent peut- être d’un portrait saisissant qu’il avait fait accrocher, au détour d’expositions qui lui étaient consacrées, à Bruxelles (Wiels, 2016) et à Paris (Beaubourg, 2018). Le tableau sur fond vert, peint par l’artiste sénégalais Issa Samb dans les années 1970, s’inspire d’une photographie fétiche pour les gauches sénégalaises, montrant Omar Blondin Diop, une cigarette à la main, plongé dans la lecture d’une revue, L’Internationale situationniste.
Pour des générations de cinéphiles français, Omar Blondin Diop est avant tout cet étudiant maoïste, pull rouge et col blanc pelle à tarte, qui joue son propre rôle dans La Chinoise de Jean-Luc Godard (1967). Dans ce film souvent qualifié, un peu abusivement, d’ «annonciateur» de Mai 68, la présence de Diop fascine, malgré la technicité de l’exposé qu’il récite, autour de la lutte des classes sous la dictature du prolétariat. Des années plus tard, Godard dira qu’il était le seul véritable personnage, au sens plein, du film.
En 68, le même Omar Blondin Diop participe au Mouvement du 22 mars à Nanterre, aux côtés notamment de Daniel Cohn-Bendit. Il tourne encore, brièvement, pour Godard (un petit rôle dans One Plus One, le film avec les Rolling Stones, à Londres), avant d’être expulsé de France en 1969. À Dakar, il devient une figure de la contestation à Senghor, avant d’être retrouvé mort en 1973, « suicidé », dans une prison de l’île de Gorée, face à la capitale sénégalaise. Il avait 26 ans.
Juste un mouvement, le long-métrage que Vincent Meessen vient de présenter cette semaine à la Berlinale (uniquement en ligne), est une pierre sombre et coupante, aux éclats infinis: ici l’évocation de la trajectoire tragique d’Omar Blondin Diop, là un remake de La Chinoise à l’heure de la Chinafrique, là encore le portrait d’une capitale, Dakar, où gronde encore la contestation face aux pouvoirs néocoloniaux. L’ampleur du geste produit un effet particulier sur le spectateur, en manque de films ces derniers mois: elle sidère et apaise.
« J’ai voulu faire une forme de portrait en son absence, raconte Vincent Meessen dans un entretien à Mediapart. La transmission n’a pas eu lieu à Dakar. Il y a le mythe révolutionnaire d’un gars appelé Omar Blondin Diop et de certains de ses frères, qui ont lutté contre Senghor, et c’est à peu près tout ce que les jeunes Sénégalais savent. Des T-shirts à l’effigie d’Omar se vendent, parfois un rapport public fait référence à sa mort. Et des articles de journaux sur la famille qui dénonce un mensonge d’État sont publiés depuis 2013.»
Diop avait été condamné en 1972 pour « atteinte à la sûreté de l’État », après avoir tenté de libérer certains de ses frères. Ils avaient été emprisonnés pour avoir protesté contre des travaux réalisés pour une visite éclair de Georges Pompidou à Dakar, en incendiant notamment le centre culturel français. L’histoire officielle veut que Diop se soit pendu dans sa cellule. La famille dénonce depuis des années un mensonge d’État.
« J’ai eu accès à quelques éléments assez traumatisants. Des photographies du corps, publiées dans la presse à la fin des années 1990, vraiment très dures, se souvient Meessen. Je n’ai pas voulu travailler avec ce type d’imagerie, par respect pour la famille.
Mais c’est un enjeu important pour l’enquête. On sait, grâce aux minutes de la prison, qu’Omar a vraisemblablement été battu et non soigné. Un médecin avait ordonné son transfert dans un hôpital en ville, mais cela n’a pas été fait. C’est sur cette base qu’une enquête avait été ouverte, visant trois geôliers, qui furent inculpés. Mais le juge à l’origine de l’enquête a rapidement été démis.»
S’il est en partie constitué d’entretiens avec des frères d’Omar Diop et de proches de l’époque, Juste un mouvement s’épanouit à distance des codes de l’enquête journalistique. Meessen s’intéresse aux boucles de mémoire, à la survivance des idéologies, à la manière dont les idées se réinventent en franchissant océans et générations. « C’est un film sur la survie d’Omar, davantage qu’une enquête sur sa mort. Je devais créer ma propre autonomie par rapport à cela, en mettant à l’épreuve la forme de l’essai. Je me suis emparé des fragments de cette vie brisée très tôt, en travaillant la dialectique godardienne entre justesse et justice, entre avant-garde artistique et émancipation sociale.»
Dans l’une des scènes les plus impressionnantes du film, le philosophe sénégalais Felwine Sarr, théoricien de l’Afrotopia, parle politique et stratégie des mouvements sociaux, avec un leader du mouvement Y’en a marre, ce collectif de rappeurs et de journalistes du début des années 2010 mobilisé contre la corruption de la classe politique au pouvoir. Manière, pour Meessen, de rejouer les débats captés 50 ans plus tôt par Godard, entre Diop Blondin et le philosophe Francis Jeanson, qui incarnait les idéaux anticolonialistes, à la sortie de la guerre d’Algérie.
« Dans sa première partie, le film travaille la question de la justice réparatrice, d’un deuil qui ne peut pas être fait, d’une famille qui reste dans l’inconnu, d’un corps qui leur a été soustrait, enterré en catimini – ce qui n’a pas empêché des violences d’éclater, à l’époque, dans tout le Sénégal, explique encore Meessen.
La deuxième partie pose la question plus large d’une justice redistributive, celle qui anime les militants à Dakar aujourd’hui et le mouvement Y’en a marre.»
Revient-il à un artiste belge de s’emparer d’un pareil pan de l’histoire des gauches sénégalaises–les années de contestation à Senghor–, et plus particulièrement du cas encore brûlant sur la place publique d’Omar Blondin Diop? « J’ai appris en arrivant à Dakar que des réalisateurs sénégalais avaient dans leurs cartons un projet de film sur la mort d’Omar. Cela m’a pas mal soulagé. Je me suis dit: à chacun son boulot», dit Meessen.
Il poursuit sur sa légitimité à se lancer dans une telle aventure: « Je n’aurais pas fait un film si la famille n’avait pas été active sur la question mémorielle, depuis des années […]. La légitimité se construit par une éthique de la recherche. Je revendique une éthique de l’information dans mes travaux. Je ne brode pas. Ce que je montre à l’écran, j’ai pu le vérifier, le recouper. Mais pour autant, ce n’est pas la vérité qui guide mon travail. Je suis un constructiviste, j’assemble des fragments qui permettent de reposer la question.»
Calquant ses pas sur ceux de La Chinoise, Juste un mouvement se donne comme un « film en train de se faire ». À l’instar des séances de cinéma en plein air, où un public sénégalais découvre un premier montage du futur long-métrage (le même qui avait été montré à Beaubourg en 2018).
Meessen a ainsi mis en place un jeu d’échos et de correspondances subtils avec l’original de 1967: « La Chinoise avait été tourné dans l’appartement parisien de Godard à l’époque. À Dakar, j’ai demandé si nous pouvions visiter la maison de famille des Blondin Diop. L’un de ses frères m’a montré cet espace aujourd’hui vide. La famille m’a autorisé à y tourner les entretiens, et à y rejouer certaines séquences du film de Godard. Il y a comme une translation qui se joue à plusieurs niveaux dans le film. »
Quant aux couleurs, le contre-pied est saisissant, en particulier lors des séances d’entretiens avec des proches, filmés de profil, pris dans la nuit: « Notre travail sur les couleurs est à l’antithèse de celui de Godard. Nous n’avons pas repris les couleurs franches, explosées, avec des éclairages depuis le plafond, qui caractérisent cette “politique des couleurs” analysée par Jacques Rancière. Nous avons travaillé sur des couleurs passées, dans une gamme plus terreuse, en demi-teinte.»
Si Godard s’intéressait aux contours et ambiguïtés du maoïsme, Meessen, lui, documente un soft power chinois, la Chinafrique des années 2000. Avant son inauguration officielle en 2018, il visite le bâtiment encore vide du musée des Civilisations noires de Dakar. Ce vieux projet d’un lieu d’exposition de l’art de toute l’Afrique remonte aux années Senghor. Mais il a fini par voir le jour, financé par l’argent chinois et conçu par des architectes de Pékin.
L’édifice est un paquebot circulaire, qui dialogue avec un autre lieu pivot du film, à la forme circulaire lui-aussi, cet ancien fort de Gorée devenu prison, où Blondin Diop fut retrouvé mort. « La circularité est un motif très important, qui a défini ma façon de travailler, de réfléchir, de mettre en scène, poursuit Meessen. Je me suis posé la question des manières de briser le cercle de la reconduction de l’Histoire officielle, du mutisme, du refus d’engager un débat véritable avec cette époque.»
Invité à représenter la Belgique à la Biennale de Venise en 2015, Meessen avait redonné vie, depuis Kinshasa, à un chant contestataire oublié, écrit par un situationniste congolais dans les années 1960. Avec Juste un mouvement, le plasticien belge continue d’observer comment les thèses « situ » ont percolé en Afrique – car Diop n’a pas tardé à délaisser le maoïsme, pour se frotter à d’autres courants d’idées. « Le film établit une relation entre une avant-garde politique et une avant-garde artistique, résume l’artiste belge. La mort d’Omar a obligé Senghor à accepter le multipartisme et à libérer les prisonniers politiques. Et peu de temps après la mort d’Omar naît aussi, en 1974, le Laboratoire Agit’Art, poumon de l’avant-garde à Dakar. »
Au sein d’Agit’Art se sont côtoyés des artistes engagés de Dakar, dont le réalisateur Djibril Diop Mambéty (Touki- Bouki) ou encore Issa Samb, le peintre qui immortalisa Blondin Diop. Meessen, encore: « Le film parle d’une époque qui s’éteint, à l’image de la cour où vivait Issa Samb, totalement détruite. À sa façon, avec ses peintures et performances, Issa a maintenu Omar en vie.
Le film est aussi une invitation : une façon de transmettre une histoire, doublée d’un appel à prendre le relais. Mais je m’arrête à cet endroit car ce n’est jamais mon rôle de parler à la place de quiconque et surtout pas à la place de la nouvelle génération. Comme l’a écrit Paul Celan, “nul ne témoigne pour le témoin”. En d’autres mots, qu’il soit d’hier ou d’aujourd’hui, il reste irremplaçable.»
LUDOVIC LAMANT avec Mediapart
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